« J’irai chasser, aujourd’hui, annonça Roose Bolton pendant que Qyburn l’aidait à enfiler un justaucorps matelassé.
— Est-ce bien prudent, messire ? s’inquiéta Qyburn. Voilà seulement trois jours, des loups ont attaqué les gens de septon Utt. Ils se sont aventurés jusqu’au cœur de son bivouac, à moins de cinq pas du feu, et lui ont tué deux chevaux.
— C’est justement eux que je veux traquer. La nuit, leurs hurlements m’empêchent presque de fermer l’œil. » Il boucla son ceinturon, rectifia l’inclinaison du poignard et de l’épée. « On raconte que les loups-garous, jadis, écumaient le Nord par meutes de cent et plus et ne craignaient ni homme ni mammouth, mais cela se passait dans une autre époque et un autre pays. Que ces vulgaires loups du sud se montrent si hardis me paraît curieux.
— A temps épouvantables, choses épouvantables, messire. »
Quelque chose qui pouvait passer pour un sourire découvrit les dents de Bolton. « Ces temps sont-ils si épouvantables, mestre ?
— L’été n’est plus, et le royaume a quatre rois.
— Un roi peut être épouvantable, mais quatre ? » Il haussa les épaules. « Ma pelisse, Nan. » Elle la lui apporta. « Que mes appartements soient propres et rangés d’ici mon retour, ajouta-t-il tandis qu’elle la lui agrafait. Sans oublier la lettre de lady Walda.
— Votre servante, messire. »
Sur ce, les deux hommes sortirent sans lui condescendre fût-ce un coup d’œil. Une fois seule, elle prit la lettre, la jeta dans l’âtre et tisonna les bûches pour ranimer la flamme. Elle regarda le parchemin se tordre, noircir, s’embraser. Si les Lannister ont osé toucher à Bran et Rickon, Robb les tuera, tous tant qu’ils sont. Il ne ploiera jamais le genou, jamais, jamais, jamais. Il n’a peur d’aucun d’eux. Des bribes de cendres s’envolaient vers la cheminée. Arya s’accroupit près du feu et les contempla s’élever, toutes voilées de pleurs brûlants. Si Winterfell n’est plus, vraiment, est-ce ici que je suis chez moi ? Suis-je encore Arya, ou seulement Nan la bonniche, et pour toujours toujours toujours ?
Les quelques heures qui suivirent, elle les consacra au ménage des appartements. Elle balaya la vieille jonchée, en répandit une fraîche au parfum délicat, rebâtit le feu, changea les draps, fit bouffer le matelas de plumes, vida les pots de chambre à la garde-robe et les récura, charria chez les blanchisseuses une brassée de vêtements souillés, remonta des cuisines une jatte de poires d’automne croquantes. La chambre achevée, elle dévala une demi-volée de marches pour nettoyer à son tour la loggia qui, pour n’être guère meublée que de courants d’air, était aussi vaste que les grandes salles de bien des castels. Des bougies ne restait que la souche, elle les remplaça. Sous les baies se dressait l’énorme table de chêne qui servait au seigneur de bureau. Elle rempila les livres, rassembla plumes, encre et cire à cacheter.
Une grande basane en lambeaux gisait en travers de la paperasse. Arya l’enroulait déjà quand ses couleurs lui sautèrent aux yeux : le bleu des lacs et des rivières, un point rouge à l’emplacement des villes et des châteaux, le vert des bois. Du coup, elle l’étala. LES TERRES DU TRIDENT, proclamait au bas de la carte une inscription enluminée. Tous les détails étaient là, sous ses yeux, depuis le Neck jusqu’à la Néra. Harrenhal, là, en haut du grand lac, vit-elle, mais où se trouve Vivesaigues ? Elle finit par le repérer. Pas tellement loin…
L’après-midi n’étant guère avancé quand elle eut achevé sa besogne, elle porta ses pas vers le bois sacré. En tant qu’échanson de Bolton, elle était moins accablée que du temps de Weese ou même de Zyeux-roses, malgré le désagrément d’avoir à s’habiller en page et à se débarbouiller un peu trop souvent. Et comme les chasseurs ne reviendraient pas avant des heures, rien ne s’opposait à ce qu’elle s’offrît quelques menus travaux d’aiguille.
Elle tailla tant et tant dans les feuilles de bouleau que la pointe ébréchée de son bâton de bruyère en devint verte et poisseuse. « Ser Gregor, murmura-t-elle dévotement, Dunsen, Polliver, Raff Tout-miel. » Elle toupilla, sauta, se tint en équilibre sur la pointe des pieds tout en poussant des bottes de-ci de-là, faisant valser des pignes. « Titilleur », invoquait-elle tantôt, tantôt « le Limier », tantôt « ser Ilyn, ser Meryn, la reine Cersei ». Le tronc d’un chêne se dressa devant elle, et elle se fendit sur lui, grondant : « Joffrey ! Joffrey ! Joffrey ! » Les rayons du soleil et les ombres des frondaisons lui mouchetaient les bras, les jambes. Elle avait la peau luisante de sueur quand elle s’interrompit. Et, comme une écorchure qu’elle s’était faite au talon droit saignait, c’est à cloche-pied qu’elle se planta devant l’arbre-cœur et le salua de l’épée. « Valar morghulis », dit-elle aux vieux dieux du Nord. Elle adorait la sonorité de ces mots quand elle les proférait.
Comme elle traversait la cour en direction des bains, elle aperçut un corbeau qui descendait en cercle vers la roukerie. D’où venait-il ? et porteur de quel message ? De Robb, peut-être, pour nous annoncer qu’il n’y avait rien de vrai, à propos de Bran et Rickon. Elle se mâchouilla la lèvre, pleine d’espoir. Si j’avais des ailes, je volerais à Winterfell me rendre compte de mes propres yeux. Et si la nouvelle m’était confirmée, je reprendrais aussitôt mon essor et, dépassant la lune et les étoiles scintillantes, je verrais tout ce que nous narrait Vieille Nan, les dragons, les monstres marins, le Titan de Braavos, et peut-être que je ne reviendrais jamais, sauf si j’en avais envie.
La chasse ne reparut qu’aux approches du crépuscule, avec neuf loups morts. Sept étaient adultes ; de grosses bêtes brun-gris, puissantes et d’aspect féroce, avec leurs longs crocs jaunes découverts sur un ultime grondement. Les deux derniers n’étaient guère que des chiots. Lord Bolton ordonna de coudre toutes les peaux pour s’en faire une couverture. « Le poil des petits est encore doux comme du duvet, messire, observa l’un des hommes. Tirez-en plutôt une jolie paire de gants bien douillets. »
Bolton jeta un coup d’œil aux bannières qui claquaient en haut des tours de la porterie. « Ainsi que les Stark nous le rappellent volontiers, l’hiver vient. Des gants, soit. » Il distingua Arya parmi les badauds. « Un flacon de vin bouillant et bien épicé, Nan, je me suis gelé dans les bois. Ne le laisse pas refroidir, surtout. Je suis d’humeur à dîner seul. Pain d’orge, beurre et sanglier.
— Tout de suite, messire. » La seule réponse qui convînt toujours.
Tourte était en train de fabriquer des galettes d’avoine quand elle pénétra aux cuisines. Deux cuistots désarêtaient du poisson, et un marmiton tournait un sanglier au-dessus des flammes. « Messire veut son dîner, et du vin aux épices pour la descente, proclama-t-elle, mais surtout pas froid. » L’un des hommes se lava les mains, prit une bouilloire et l’emplit d’un rouge sirupeux et corsé. Tourte reçut mission de râper les épices pendant que le vin chauffait. Arya s’approcha pour l’aider.
« M’en charge, dit-il d’un ton revêche. Pas besoin de tes leçons pour savoir comment faire. »
Lui aussi me déteste. Ou je lui fais peur. Elle battit en retraite, plus attristée qu’irritée. Quand tout fut prêt, les cuistots posèrent une cloche d’argent sur les mets et enveloppèrent le flacon dans un linge épais. A l’extérieur s’installait la nuit. En haut du rempart, les corbeaux marmonnaient autour des têtes comme des courtisans autour de leur souverain. L’un des gardes plantés à la porte du Bûcher-du-Roi lança plaisamment : « J’espère qu’ c’est pas d’ la soupe de b’lette ! »