— Mon visage ?
— Oui. Oui. J’aime tes mains et leur manière de me toucher. Ta queue, j’aime ta queue, j’aime la sensation de l’avoir en moi.
— Elle t’aime aussi, ma dame.
— J’aime prononcer ton nom. Tyrion Lannister. Il va avec le mien. Pas le Lannister, l’autre. Tyrion et Tysha. Tysha et Tyrion. Tyrion. Mon seigneur Tyrion… »
Mensonges, pensa-t-il, rien que simagrées, que cupidité, une pute, la pute de Jaime, le cadeau de Jaime, ma dame de la menterie. On eût dit dépolis par un voile de pleurs, les traits de Tysha s’estompèrent, mais bien après qu’ils se furent effacés, sa voix demeura perceptible, toute faible et distante qu’elle était, lointaine, qui l’appelait : « … messire, m’entendez-vous ? Messire ? Tyrion ? Messire ? Messire ?… »
A travers les brumes du pavot, dormait-il toujours ? Tyrion discerna un visage rose et flasque incliné sur lui. Il était de retour dans la chambre humide aux courtines arrachées, et le visage n’était pas le bon, pas le sien à elle, trop rond, puis frangé d’une barbe brune. « Avez-vous soif, messire ? J’ai votre lait, votre bon lait. Vous ne devez pas vous débattre, pas essayer de bouger, il faut absolument vous reposer. » Une de ses mains, rose et moite, tenait la pipette de cuivre, l’autre une carafe.
Comme l’individu se penchait davantage, les doigts de Tyrion se faufilèrent sous sa chaîne de métaux divers, la saisirent, tirèrent brusquement. Le mestre lâcha sa carafe, le lait de pavot se répandit de tous côtés sur la couverture. Tyrion tordit la chaîne jusqu’au moment où il sentit les maillons s’incruster dans le lard de l’autre. « Non. Plus », croassa-t-il d’une voix tellement enrouée qu’il douta même avoir parlé. Mais il avait dû le faire, car le mestre hoqueta en retour: « Lâchez, messire…, vous le faut, le lait…, la douleur…, la chaîne, non, lâchez, non… »
Sa bouille rose commençait à se violacer quand le libéra Tyrion. Il se recula précipitamment, cherchant l’air. Sur sa gorge rougie s’imprimait en blanc la marque de chaque maillon. Il avait aussi les yeux blancs. La main de Tyrion se leva vers son bâillon de plâtre et fit mine de l’arracher. Une fois. Deux. Trois.
« Vous…, vous souhaitez qu’on retire le pansement, c’est cela ? fit enfin le mestre. Mais je ne…, ce serait… fort malavisé, messire. Vos plaies ne sont pas encore cicatrisées, la reine désirait… »
La mention de sa sœur fit gronder Tyrion. Tu es de sa clique, alors ? Il brandit l’index vers le mestre puis referma violemment son poing. Manière de promettre à ce crétin : je te broierai, t’étranglerai ! si tu n’obtempères.
Par bonheur, celui-ci comprit. « Je…, je le ferai, si tel est le bon plaisir de messire, mais…, c’est inopportun, vos blessures…
— Fais-le. » D’une voix nettement plus distincte, cette fois.
Avec une révérence, l’homme quitta la pièce et revint au bout de peu d’instants chargé d’un long couteau à fine lame en dents de scie, d’une cuvette d’eau, d’un tas de compresses et de pas mal de fioles. Entre-temps, Tyrion s’était débrouillé pour se trémousser vers l’arrière de quelques pouces, de sorte qu’il se trouvait désormais à demi assis contre l’oreiller. Le mestre lui intima la plus parfaite immobilité pendant qu’il lui insérait sous le menton et le masque la lame de son couteau. Que sa main dérape, et voilà Cersei délivrée de moi, songea-t-il, tandis que la lame crissait à deux doigts de sa gorge sur son carcan de plâtre et de tissu.
La chance voulut que ce mollasson rose ne fût pas l’une des créatures les plus intrépides de la reine. Tyrion ne tarda guère à sentir sur ses joues la fraîcheur de l’air. La souffrance aussi, mais il l’ignora de son mieux. Le mestre écarta les bandages, encore encroûtés de drogues. « Tenez-vous bien tranquille, il me faut nettoyer la plaie. » Il avait la main délicate, et l’eau tiède un pouvoir apaisant. La plaie. Tyrion revit l’éclair vif-argent fuser subitement juste au bas de ses yeux. « Ça risque de picoter », prévint le mestre tout en humectant une compresse avec du vin qui embaumait la décoction de simples pilés. Cela fit pis que picoter. Cela lui traça un sillage de feu sur tout le travers du visage et lui tortilla jusqu’à la racine du nez un tisonnier rougi. Ses doigts agrippèrent les draps, et il en perdit la respiration, mais du moins réussit-il à ne pas couiner. Le mestre cependant caquetait comme une vieille poule. « Il aurait été plus sage de maintenir le masque jusqu’à ce que les lèvres se soient ressoudées, messire. C’est propre, néanmoins, bon, bon. Quand nous vous avons retrouvé, au fond de cette cave, parmi les morts et les mourants, vos blessures étaient pleines d’immondices. Vous aviez une côte cassée, vous devez vous en ressentir, un coup de masse, peut-être, ou bien une chute, difficile à dire. Et vous aviez pris une flèche au bras, juste à la jointure de l’épaule. Il portait des traces de gangrène, et j’ai bien cru d’abord que vous alliez le perdre, mais nous l’avons traité avec du vin bouillant et des asticots, et on dirait que sa guérison est en bonne voie…
— Nom, lui exhala Tyrion. Nom. »
Le mestre cilla. « Eh bien, vous êtes Tyrion Lannister, messire. Frère de la reine. Vous rappelez-vous la bataille ? Il arrive parfois que les blessures à la tête…
— Votre nom. » Il avait la gorge à vif, et sa langue avait oublié comment prononcer les mots.
« Je suis mestre Ballabar.
— Ballabar, répéta Tyrion. Apportez. Miroir.
— Mais, messire, objecta le mestre, sans me permettre de vous conseiller…, cela risque d’être…, ah, malavisé, en l’occurrence … Votre blessure…
— Apportez », dut-il insister. Il avait la bouche raide et douloureuse comme si un coup de poing lui avait fendu la lèvre. « Et boire. Vin. Pas pavot. »
Le mestre se leva, tout rouge, et fila, le temps de rapporter un flacon d’ambré pâle et un petit miroir d’argent poli qu’entourait un cadre d’or ciselé. Se posant sur le bord du lit, il emplit une demi-coupe et la porta aux lèvres boursouflées de son patient. Un filet de vin en coula, dont Tyrion perçut la fraîcheur, mais la saveur, guère. « Encore », dit-il quand la coupe fut vide. Mestre Ballabar versa de nouveau. Après cette seconde coupe, Tyrion Lannister se sentit assez fort pour supporter sa propre vue.
Il retourna le miroir et ne sut s’il lui fallait rire ou pleurer. Toute de biais, la balafre débutait à un cheveu sous son œil gauche pour ne s’achever qu’au bas de sa mâchoire, à droite. Trois quarts de son nez avaient disparu, et un copeau de lèvre. Quelqu’un avait recousu les bords de la déchirure avec du boyau de chat, et ces points de suture grossiers hérissaient tout du long l’horrible lézarde rouge et bouffie de chair en voie de cicatrisation. « Joli », croassa-t-il en jetant le miroir de côté.
Il se souvenait, maintenant. Le pont de bateaux, ser Mandon Moore, une main qui se tend, une épée lui volant au visage. Si je ne m’étais rejeté en arrière, ce coup-là me faisait valser la moitié du crâne. Jaime l’avait toujours dit, ser Mandon était le membre de la Garde le plus dangereux, parce que ses yeux vides et morts ne trahissaient jamais rien de ses intentions. Jamais je n’aurais dû faire confiance à aucun d’entre eux. S’il avait toujours su ser Boros et ser Meryn les âmes damnées de Cersei, il s’était fait accroire que leurs compères n’étaient pas absolument perdus d’honneur. Cersei l’aura payé pour m’empêcher coûte que coûte d’en sortir vivant. Pourquoi, sinon ? Jamais je n’avais, que je sache, causé le moindre tort à Moore. Il se palpa le visage, en éprouvant hardiment à pleins doigts chacune des fongosités. Encore un cadeau de ma chère sœur.