— Un autre rôle l’attend.
— Il n’est encore qu’un gamin…
— Non, riposta Qhorin, il est un homme, et un homme de la Garde de Nuit. »
Ebben les quitta donc, dès la lune levée. Vipre l’escorta un bout de chemin, manière, en revenant sur ses pas, de brouiller les pistes, puis tous trois repartirent vers le sud-ouest.
Dès lors, leurs jours et leurs nuits se succédèrent en s’enchevêtrant. Ils dormaient en selle, ne faisaient halte que le temps d’abreuver et de nourrir leurs montures avant de les renfourcher. Ils chevauchaient tantôt sur la roche nue, tantôt au travers de forêts de pins ténébreuses ou de vieilles coulées de neige, tantôt sur des crêtes glacées ou dans des ravins où couraient des torrents sans nom. Parfois, Qhorin ou Vipre s’écartaient pour décrire une boucle censée dépister la traque, mais cette précaution ne rimait à rien, surveillé comme on l’était. Chaque aube et chaque crépuscule étaient en effet marqués par l’apparition, guère plus qu’un point dans le ciel immense, de l’aigle entre les cimes.
On gravissait un escarpement médiocre entre deux pics enneigés quand, à moins de dix pas, surgit en grondant de sa tanière un lynx étique et demi-mort de faim mais dont la seule vue terrifia si bien la jument de Vipre qu’elle se cabra, prit le mors aux dents et, avant que son cavalier ne parvînt à la maîtriser, dévala la pente et s’y brisa une jambe.
Si Fantôme mangea son content, ce jour-là, Qhorin insista, lui, pour qu’on imbibe la bouillie d’avoine de-sang de cheval, à titre de roboratif. L’estomac soulevé par cette mixture infecte, Jon eut toutes les peines du monde à la déglutir. Cela fait, ses compagnons et lui n’en prélevèrent pas moins sur la carcasse qu’on allait devoir abandonner aux lynx une douzaine de tranches à mâchouiller, chemin faisant, telles quelles, fibreuses et crues.
Il n’était cependant plus question de doubler le train. Vipre offrit de rester en arrière afin de surprendre les poursuivants et d’en emmener quelques-uns, si possible, en enfer avec lui, mais Qhorin refusa. « S’il est, dans toute la Garde de Nuit, un homme susceptible de se tirer des Crocgivre seul et à pied, c’est toi, frère. Tu peux traverser des montagnes qu’un cheval se voit forcé de contourner. Gagne le Poing, et dis à Mormont ce qu’a vu Jon, et de quelle manière. Dis-lui que les vieilles puissances sont en train de se réveiller, qu’il se trouve face à des géants, des zomans et pire. Dis-lui que les arbres ont à nouveau des yeux. »
Il n’a aucune chance, songea Jon, les yeux attachés sur la silhouette noire de Vipre qui allait, telle une infime fourmi, s’amenuisant de plus en plus parmi les replis montueux des congères.
Désormais, chaque nuit parut plus glaciale et plus désolée que la précédente. Si le loup s’absentait souvent, jamais il ne s’éloignait beaucoup, et son unique réconfort, Jon le puisait dans le sentiment de sa proximité, car Qhorin n’était pas des plus sociable, qui, sa longue natte grise oscillant au rythme de la progression, pouvait chevaucher des heures sans vous dire un mot. Seuls s’entendaient dans le grand silence le cliquetis régulier des sabots sur la pierre et les mugissements incessants du vent dans les hauts. Jon venait-il à s’assoupir qu’il dormait d’un sommeil sans rêves, d’un sommeil sans loups ni frères ni rien. Des parages mortels même pour les rêves, songea-t-il.
« Ton épée tranche bien, Jon Snow ? lui lança brusquement Mimain par-dessus le halètement des flammes.
— Elle est en acier valyrien. Un cadeau du Vieil Ours.
— Tu te rappelles les termes de tes vœux ?
— Oui. » Comment oublier pareilles formules ? Une fois prononcées, impossible de s’en dédire, elles modifiaient votre vie pour jamais…
« Redis-les avec moi, Jon Snow.
— Comme il vous plaira. » Leurs voix s’enlacèrent pour n’en former qu’une, avec pour témoins la lune qui montait au ciel et Fantôme qui dressait l’oreille et les montagnes qui les cernaient. « La nuit se regroupe, et voici que débute ma garde. Jusqu’à ma mort, je la monterai. Je ne prendrai femme, ne tiendrai terres, n’engendrerai. Je ne porterai de couronne, n’acquerrai de gloire. Je vivrai et mourrai à mon poste. Je suis l’épée dans les ténèbres. Je suis le veilleur au rempart. Je suis le feu qui flambe contre le froid, la lumière qui rallume l’aube, le cor qui secoue les dormeurs, le bouclier protecteur des royaumes humains. Je voue mon existence et mon honneur à la Garde de Nuit, je les lui voue pour cette nuit-ci comme pour toutes les nuits à venir. »
Quand ils eurent achevé retomba le silence, à peine troublé par le léger crépitement des braises et le chuchotis lointain des rafales. Tout en ployant, déployant les doigts de sa main brûlée, Jon se pénétra mentalement de chacun des mots proférés et pria les dieux de son père de l’aider à périr en brave, l’heure venue. Celle-ci ne tarderait plus guère, à présent. Les chevaux étaient à bout de forces. Le lendemain serait probablement fatal, subodorait-il, à celui de Qhorin.
Le feu avait déjà singulièrement baissé, la chaleur commençait à s’évanouir. « Le feu va bientôt s’éteindre, lâcha Mimain, mais que le Mur tombe, et ce sont tous les feux qui s’éteindront. »
Ce constat ne souffrant aucune réplique, Jon se contenta d’un hochement muet.
« Nous pouvons encore leur échapper, reprit Qhorin. Ou non.
— Je n’ai pas peur de la mort. » Ce n’était qu’un demi-mensonge.
« Les choses ne sont pas forcément aussi simples que tu le penses, Jon. »
La remarque l’abasourdit. « Que voulez-vous dire ?
— Que, s’ils nous prennent, tu devras te rendre.
— Me rendre ? » L’incrédulité le fit papilloter. Les sauvageons ne faisaient pas de prisonniers parmi les hommes qu’ils qualifiaient de corbacs. Ils les tuaient tous, à moins que ceux-ci… « Ils n’épargnent que les parjures. Ceux qui les rallient, tel Mance Rayder.
— Et toi.
— Non. » Il secoua la tête. « Jamais. Je n’en ferai rien.
— Si. Je t’en donne l’ordre.
— L’ordre ? mais…
— Notre honneur est aussi dépourvu de valeur que nos jours, quand il s’agit de sauvegarder le royaume. Es-tu un homme de la Garde de Nuit ?
— Oui, mais…
— Il n’y a pas de mais, Jon Snow. Tu l’es ou tu ne l’es pas. »
Jon se raidit. « Je le suis.
— Alors, écoute-moi. S’ils nous prennent, tu passeras dans leur camp, comme t’en pressait la fille, l’autre jour. Peut-être t’obligeront-ils à lacérer ton manteau, à leur jurer ta foi sur les mânes de ton propre père, à maudire tes frères et le lord Commandant mais, quoi qu’ils exigent, tu ne devras pas barguigner. Obéis-leur…, sauf, en ton cœur, à te rappeler qui tu es et ce que tu es. Marche avec eux, mange avec eux, bats-toi dans leurs rangs aussi longtemps qu’il le faudra. Et regarde de tous tes yeux.
— Quoi donc ?
— Si je le savais…, marmonna Qhorin. Ton loup a vu leurs fouilles, dans la vallée de la Laiteuse. Que cherchaient-ils, en ces lieux désertiques et au diable ? L’ont-ils découvert ? Voilà ce que tu dois apprendre, avant de rejoindre Mormont et nos frères. Telle est la tâche que je t’assigne, Jon Snow.
— Je m’y emploierai, puisque vous le voulez, promit-il, non sans répugnance, mais…, vous les en informerez, n’est-ce pas ? le Vieil Ours, au moins ? vous le lui direz, que je n’ai pas violé mon serment ? »
Par-dessus les tisons, Qhorin Mimain fixa sur lui ses yeux noyés dans deux flaques d’ombre. « Aussitôt que je le reverrai. Parole. » Il fît un geste en direction du feu. « Du bois. Que ça flambe clair et cuisant. »