Jon alla couper de nouvelles branches qu’il brisa chacune en deux avant de les déposer sur les braises. Bien qu’il fut mort depuis belle lurette, l’arbre semblait revivre au contact du feu, tant ses moindres ramures éveillaient instantanément de bacchantes qui virevoltaient et tourbillonnaient avec frénésie dans des flamboiements de voiles jaunes, rouges, orange.
« Suffit, dit brusquement Mimain. Départ immédiat.
— Départ ? » Au-delà du feu, nuit noire et glacée. « Pour où ?
— En arrière. » Qhorin enfourcha une fois de plus son bidet vanné. « Le feu les incitera, j’espère, à nous dépasser. Viens, frère. »
Une fois de plus, Jon enfila ses gants, s’enfouit sous son capuchon. Les chevaux eux-mêmes semblaient ne s’éloigner qu’à regret du feu. Les ténèbres avaient dès longtemps naufragé toutes choses, et le chemin scabreux qu’ils allaient rebrousser, tout au plus le givrait d’argent la lueur d’un quartier de lune. Quel stratagème mijotait au juste Qhorin, Jon l’ignorait, mais il en espérait désespérément le succès. L’idée de jouer les parjures, fût-ce pour le bon motif, lui était odieuse.
En combinant prudence d’allure et autant de silence que s’en peuvent promettre hommes et montures, ils rétrocédèrent à flanc de montagne jusqu’à certaine ravine d’où débouchait un torrent glacé dans lequel ils avaient abreuvé leurs chevaux vers la fin du jour.
« L’eau est en train de geler, observa Qhorin au moment de s’engager dans le défilé, dommage, nous aurions emprunté son lit. Mais si nous brisons la glace, ils risquent de le remarquer. Colle au plus près de la paroi. Dans un demi-mille, elle fait un crochet qui nous dissimulera. » Sur ce, il éperonna, et Jon, après un dernier regard nostalgique vers le feu qui brillait au loin, suivit.
Plus on avançait, plus se resserraient les murailles, de part et d’autre. Le torrent déroulait jusque vers sa source un ruban lunaire. Des glaçons barbelaient ses rives rocheuses, mais on l’entendait toujours, en dépit de la fine carapace qui le tapissait, courir en pestant.
L’effondrement d’un énorme pan de falaise avait, un peu plus haut, quasiment bloqué le passage, mais le pied sûr des petits chevaux sut triompher de cet obstacle chaotique. La faille, au-delà, se pinçait encore plus sévèrement, et l’on aboutissait au pied d’une grande cascade tout échevelée. Saturée d’embruns, l’atmosphère glaciale évoquait le souffle d’un monstre inédit. La lune lamait les eaux bouillonnantes. Ce spectacle désempara Jon. Il n’y a pas d’issue. A la rigueur, Qhorin et lui pourraient escalader le cul-de-sac, mais les chevaux, non. Et quelle illusion se faire, une fois à pied, sur la durée de leur survie ?
« Vite ! » commanda Mimain. Et, dégingandé sur son modeste canasson, il poussa droit sur les rochers gluants de glace vers le rideau tumultueux et s’y engouffra. Ne le voyant pas reparaître, Jon talonna son propre cheval, parvint à le contraindre, non sans mal, à faire de même, et la cascade finit par le marteler de coups de poing si violents et glacés qu’il crut en perdre la respiration.
Et puis il se retrouva de l’autre côté ; trempé, grelottant, mais de l’autre côté.
A peine le pertuis qui s’ouvrait dans l’à-pic était-il assez large pour un cavalier, mais il s’évasait, au bout, et du sable moelleux tapissait le sol. Jon sentait déjà le gel hérisser sa barbe mouillée quand Fantôme surgit à son tour dans un élan rageur, ébroua sa fourrure en une multitude de gouttelettes, flaira les ténèbres d’un air méfiant puis leva la patte contre une paroi. Qhorin avait déjà mis pied à terre. Jon l’imita. « Vous connaissiez l’existence de cette caverne.
— Un jour, j’avais à peu près ton âge, un frère a raconté en ma présence qu’un lynx qu’il poursuivait s’était réfugié derrière cette cascade. » Il dessella son cheval, lui ôta le mors et la bride, en fourragea la crinière emmêlée. « Il existe un passage, au cœur de la montagne. S’ils ne nous ont pas retrouvés d’ici l’aube, nous l’emprunterons vite fait. A moi la première veille, frère. » Il se laissa choir sur le sable, s’adossa au mur et ne fut plus qu’une vague ombre noire dans le noir de l’antre. Malgré le tapage incessant de la chute, un léger crissement d’acier sur du cuir avertit Jon que le vieux patrouilleur venait de dégainer.
Il retira son manteau saucé, mais l’ambiance glaciale et humide le dissuada de se dévêtir davantage. Fantôme vint s’étendre contre son flanc et, après lui avoir léché une main gantée, se roula en boule pour dormir. Touché de lui devoir un peu de chaleur, Jon se demanda si le feu, là-haut, brûlait toujours, ou s’il s’était éteint. Que le Mur tombe, et ce sont tous les feux qui s’éteindront. A travers la nappe incessante des eaux qu’elle moirait de scintillements, la lune faufilait sur le sable un pâle rayon tremblant qui finit lui-même par s’effacer, et tout ne fut plus que ténèbres.
A la longue vint le sommeil, et des cauchemars avec lui. Des châteaux brûlaient, des morts angoissés se dressaient en sursaut dans la tombe. Il faisait toujours noir quand Mimain l’éveilla. Pendant que celui-ci dormait à son tour, il s’assit et, calé contre la paroi, prêta l’oreille au ruissellement de la chute en guettant l’aurore.
Lorsque s’esquissa celle-ci, ils mastiquèrent chacun sa tranche de cheval à demi-gelée puis ressellèrent leurs montures et s’enveloppèrent dans leurs manteaux noirs. Durant son tour de garde, Qhorin avait bricolé une demi-douzaine de torches en imbibant des gerbes de mousse sèche avec la provision d’huile qu’il charriait dans ses fontes. Après en avoir allumé une, il prit les devants dans le noir, le bras tendu pour éclairer la marche vaille que vaille. Jon prit la bride des chevaux et suivit la flamme pâlotte. Le corridor rocheux se poursuivait en tournicotant, tantôt vers le bas, tantôt vers le haut, puis s’enfonçait de plus en plus. Et il se faisait parfois si étroit que les chevaux rechignaient à croire qu’il leur était possible de s’y insérer. Quand nous nous retrouverons à l’air libre, nous aurons semé les sauvageons, finit par se dire Jon. Même un regard d’aigle ne saurait percer l’écran de la pierre. Nous les aurons semés, et nous n’aurons plus qu’à chevaucher dur pour aviser le Vieil Ours, au Poing, de tout ce que nous savons.
Or, lorsqu’ils émergèrent après bien des heures en pleine lumière, cent pieds au-dessus de leur corniche les attendait l’aigle, perché sur un arbre mort. Et Fantôme eut beau lui courir sus en bondissant de roche en roche, il n’eut besoin que d’un battement d’ailes pour reprendre l’air.
La bouche serrée, Qhorin suivit le rapace des yeux. « La position est idéale pour résister, déclara-t-il enfin. L’embouchure de la caverne nous protège de toute attaque par le haut, et l’on ne peut nous surprendre sur nos arrières sans traverser les entrailles de la montagne. Ton épée tranche bien, Jon Snow ?
— Oui.
— Autant nourrir les chevaux. Ils nous ont vaillamment servis, les pauvres. »
Pendant que Fantôme rôdait comme une âme en peine dans la rocaille, Jon donna tout ce qui restait d’avoine à sa monture et, après lui avoir longuement flatté l’encolure, rajusta ses gants pour mieux éprouver la flexibilité de ses doigts brûlés. Je suis le bouclier protecteur des royaumes humains.
De montagne en montagne avait à peine rebondi la sonnerie d’un cor que s’entendirent des aboiements. « Ils nous auront bientôt rejoints, déclara Qhorin. Retiens ton loup.
— Ici, Fantôme », ordonna Jon. Le loup-garou n’obtempéra, queue verticale, qu’à contrecœur.
Déjà, les sauvageons, toute une bande, submergeaient un escarpement distant de moins d’un demi-mille. Devant eux galopaient des limiers grondants dont le poil grisâtre attestait plus qu’un cousinage avec les loups. Les babines de Fantôme se retroussèrent, et sa fourrure se hérissa. « Sage, murmura Jon, au pied. » Un bruissement d’ailes lui fit lever les yeux. Après s’être posé sur un ressaut rocheux, l’aigle glatit un ricanement de triomphe.