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Si le museau de Fantôme en dégoulinait, seule était barbouillée d’écarlate l’extrême pointe de l’épée bâtarde, deux maigres travers de doigts. Ayant fait lâcher prise au loup, Jon s’agenouilla, l’enferma dans un de ses bras. Déjà s’éteignait le regard du vieux patrouilleur. « … tranche », exhala-t-il en levant sa main mutilée. Qui retomba. C’était fini.

Il savait, songea-t-il, vaseux. Il savait ce qu’on allait exiger de moi. Puis la pensée le traversa de Samwell Tarly, et de Grenn, et d’Edd la Douleur, et de Pyp et de Crapaud restés à Châteaunoir, là-bas. Venait-il de les perdre, tous, comme il avait déjà perdu Bran et Rickon et Robb ? Qui était-il, maintenant, quoi ?

« Relevez-le. » De rudes mains le remirent debout. Il ne résista pas. « T’as un nom ? »

Ygrid répondit à sa place. « Y s’appelle Jon Snow. ’l est le sang d’Eddard Stark, de Winterfell. »

Ragwyle se mit à glousser. « Qui aurait cru ? Qhorin Mimain crouni par un détritus de noblaille !

— Etripe-le-moi. » L’ordre émanait de Clinquefrac, toujours à cheval. L’aigle vint à tire-d’aile se jucher, braillard, sur son heaume d’os.

« Y s’est rendu, protesta Ygrid.

— Ouais, pis fait son frangin, renchérit un vilain bout d’homme coiffé d’un morion dévoré de rouille. »

Tout cliquetant d’os, Clinquefrac poussa de l’avant. « C’ le loup qu’a fait tout l’ boulot. Une saleté. C’t à moi qu’ rev’nait la mort du Mimain.

— Même que t’en mourais d’envie ! ça, on est tous témoins…, se gaussa Ragwyle.

— C’t un zoman, grommela le seigneur des Os, puis qu’un corbac. Y m’ débecte.

— Et quand y serait un zoman, riposta Ygrid, toujours pas ça qui nous fait peur, les zomans, si ? » Des cris d’approbation fusèrent, çà et là. Tout noir de méchanceté que se devinait son regard au fond des orbites du crâne jauni, Clinquefrac finit par grogner un simulacre de soumission. Ils sont vraiment un peuple libre, songea Jon.

Ils brûlèrent Qhorin Mimain à l’endroit même où il était tombé, sur un bûcher primitif d’aiguilles de pin, de broussailles et de branchages. Comme il s’y trouvait du bois vert, la combustion fut lente et fuligineuse, accompagnée d’un panache noir qui jurait sur l’azur minéral du ciel. Après que Clinquefrac se fut adjugé quelques os noircis, ses compagnons jouèrent aux dés les frusques du patrouilleur. A Ygrid échut son manteau.

« On rentre par le col Museux ? » lui demanda Jon. Il doutait d’en jamais revoir les parages, dût son cheval survivre à cette seconde équipée.

« Non, dit-elle. Là-bas derrière, y a plus rien. » Son regard n’exprimait que tristesse. « A cette heure, Mance a dû pas mal descendre la Laiteuse. ’l est en marche contre ton Mur. »

BRAN

De toutes parts neigeait la grisaille feutrée des cendres.

Foulant à petits pas le tapis brun d’aiguilles et de feuilles, il gagna la lisière où se clairsemaient peu à peu les pins. Par-delà prairies et champs se distinguaient, fièrement campés contre les tourbillons de la fournaise, les prodigieux amoncellements de pierres humaines. La bise brûlante lui soufflait des effluves de chair saignante et carbonisée si puissants que l’eau lui en vint aux babines.

Mais si ceux-ci l’attiraient invinciblement, d’autres l’alarmaient autant. Il huma les bouffées de fumée. Des hommes, beaucoup d’hommes, beaucoup de chevaux, et du feu, du feu, du feu. Nulle odeur n’était plus dangereuse, pas même l’odeur dure et froide du fer, remugle ambigu de griffe humaine et de cuir coriace. Au travers des cendres et de la fumée qui l’obnubilaient lui apparut dans le ciel une hydre aux ailes gigantesques et qui rugissait un torrent de flammes. Il découvrit ses crocs, elle avait déjà disparu. Derrière les falaises édifiées de main d’homme, un brasier monstrueux dévorait les étoiles.

Toute la nuit crépita sa rage, jusqu’à ce que se produisît une espèce d’épouvantable grondement, suivi d’un vacarme qui ébranla jusqu’aux entrailles de la terre, déchaînant des abois déments, des hennissements de terreur. Des hurlements transpercèrent la nuit, des hurlements de meute humaine, tout un fatras d’appels féroces et de cris d’angoisse, de rires et de déchirements stridents. Tandis qu’il se contentait de pointer les oreilles, attentif à tout, ce tapage d’enfer faisait grogner continûment son frère. Ils finirent par regagner furtivement le couvert résineux lorsque les rafales peuplèrent par trop les nues de cendres et d’escarbilles, mais l’incendie perdit à la longue en intensité, décrut, s’amenuisa, parut s’éteindre, et le matin vit se lever un soleil grisâtre et fuligineux.

Il ne s’aventura hors du bois qu’alors, pas à pas, le long des labours. Fasciné par l’odeur de mort et de sang, son frère l’escortait. Ils se glissèrent sans bruit parmi les tanières de bois, de roseaux, de torchis que s’étaient fabriquées les hommes. Nombre d’entre elles et davantage avaient brûlé, nombre d’entre elles et davantage croulé, quelques-unes se dressaient telles qu’auparavant. Mais nulle part ne s’apercevait ni ne se flairait la moindre apparence de vie. Les cadavres étaient noircis de charognards qui prenaient leur essor en croassant sitôt qu’ils approchaient, son frère et lui, faisant déguerpir de même les chiens sauvages.

Au bas des grandes falaises grises retentissait l’agonie d’une jument qui, malgré sa jambe brisée, tentait désespérément de se relever et s’effondrait en hennissant. Mais elle eut beau ruer tant bien que mal et rouler des prunelles exorbitées, une brève manœuvre d’encerclement permit au frère de l’égorger. Or ce dernier, comme lui-même abordait à son tour la proie, coucha ses oreilles et lui jappa un avertissement. Il riposta par un coup de patte et une morsure au jarret, puis ce fut l’empoignade, et ils roulèrent emmêlés sous l’averse de cendres près du cheval mort, parmi la poussière et l’herbe jusqu’à ce que, ventre en l’air et queue pacifiée, son frère eût signifié sa soumission. Après avoir gratifié la gorge ainsi offerte d’un mordillement, il se mit à manger puis, non content de tolérer que le vaincu mange à son tour, lécha le sang qui maculait sa fourrure noire.

Vint là-dessus le tirailler l’impérieuse attraction du lieu de ténèbres, séjour des murmures et des cécités humaines. Tels des doigts froids qui l’empoignaient, Une odeur de pierre aussi vibrante qu’un murmure et qui lui affolait le flair. Il résista de toutes ses forces. Il détestait ce genre de ténèbres. Il était un loup. Un chasseur, un coureur et un prédateur. Il appartenait, à l’instar de ses frères et sœurs, au profond des bois, ne connaissait de plus grand bonheur que de courir libre sous les astres du firmament. Il se dressa sur son séant, leva la tête et se mit à hurler. Je n’irai pas ! cria-t-il, je suis un loup, je n’irai pas ! Mais plus il s’arc-boutait, plus s’épaississaient néanmoins les ténèbres, plus les ténèbres l’investissaient, qui finirent si bien par lui siller les yeux, boucher les oreilles et sceller le nez qu’il se retrouva aussi incapable de rien voir que de rien entendre, rien sentir et dans l’impuissance de fuir, tandis qu’étaient abolies les falaises grises, aboli le cheval mort, aboli son frère, et que l’univers se faisait noirceur et silence et noirceur et glace et noirceur et mort et noirceur…

« Bran, murmurait une voix presque imperceptible, Bran, revenez, maintenant, Bran, Bran… »