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— Les sommiers ?

— Un numéro de Sécu et basta. À croire que depuis son passage chez les paras, son dossier a été effacé.

— T’as contacté la DCRI ?

— Toujours francs comme des ânes qui reculent. À l’évidence, ils le connaissent mais ils n’ont rien voulu dire.

Pourquoi parler aux saints quand on peut s’adresser à Dieu en personne… Il se jura de tirer les vers du nez à son père.

— Vous attaquez la perquise ?

— De ce pas. Un détail : Anne Simoni habitait rue d’Avron, Pernaud rue de la Voûte. Y a moins d’une borne entre les deux adresses. Tu crois que ça signifie quelque chose ?

— Du genre « le tueur du 12e arrondissement » ? Non. Le mobile, s’il en a un hormis sa folie, est ailleurs. Rien à voir avec le quartier. (Il revint vers Kripo.) Les fadettes d’Anne ?

— On a encore un ou deux gars à interroger. Mais personne n’a l’air bien méchant. En tout cas pas à ce point-là. Idem pour son ordi : les mails et les réseaux sociaux n’offrent rien d’intéressant. Reste le dossier verrouillé, les nerds s’en occupent.

Erwan espérait qu’il n’allait pas encore tomber sur des échanges obscurs à la Wissa-di Greco.

— Tonfa vous a dit quand l’autopsie se terminerait ?

— A priori en milieu de journée.

— Vérifie qu’il a bien lancé les analyses toxico.

Kripo acquiesça d’un signe de tête et tendit une enveloppe kraft à Erwan.

— C’est quoi ?

— Les sculptures d’Ivo Lartigues.

Le Scribe faisait une fixette sur cet artiste. Il ouvrit l’enveloppe et comprit en un coup d’œil pourquoi son adjoint insistait : Lartigues sculptait dans le bronze et le fer, à une échelle géante, de purs minkondi.

Le premier tirage représentait un homme colossal — deux mètres de haut —, bras le long du corps, couvert d’un manteau de fibres. Sur ses épaules, des éruptions de clous faisaient mal à voir. Son visage forgé refusait toute expression — grands yeux, narines béantes, lèvres épaisses.

Il feuilleta les autres tirages : chaque sculpture était une réplique, dans une version stylisée et moderne, d’une statue du Bas-Congo. Femme-bouclier au corps auréolé de clous. Homme aux pieds en fer à repasser. Figure en forme de porc-épic, aux dents innombrables. Erwan repéra même un homme-fleur jaillissant d’un foyer de pétales tordus au chalumeau qui évoquait étrangement le cadavre de Pernaud dans son studio.

— On va l’interroger ? demanda l’Alsacien.

— Gratte d’abord sur sa communauté, les no limit et tout ça. On ira le voir quand on aura plus de biscuits.

— Je peux m’en charger…

— Non. Je veux me le faire. Creuse le filon. On ira demain première heure, à mon retour.

Kripo grimaça pour exprimer son désaccord mais finit par ranger les photos dans son enveloppe. Erwan sentit son téléphone tinter dans sa poche. Un SMS de Loïc : « 34, boulevard de Courcelles. 75017. »

Après son père, il avait appelé son cadet : il lui accordait une heure pour l’accompagner chez le trader, à lui de trouver l’adresse. Il lui donna rendez-vous à 10 heures et glissa son portable dans sa veste.

— Tout le monde sur le pont, fit-il en se levant. Je reviens dans une heure et demie maxi.

— Dans une heure et demie ? s’étonna Kripo.

— Un truc urgent à faire.

— Un truc urgent ?

— Au lieu de répéter tout ce que je dis, prends-moi un billet pour Marseille, départ Orly. Je peux choper un vol à partir de 14 heures.

Il n’attendit ni réponse ni commentaire. Il sortit de la salle et se dirigea vers l’escalier. Il vérifia à nouveau son portable et réalisa qu’il espérait un message de Sofia.

Vraiment pas la tête au boulot.

91

Grégoire Morvan eut de la chance : malgré le vent, son avion atterrit à Florence et non, comme cela arrivait souvent, à Pise. Pour le reste, il avait effectué un voyage exécrable. Le colosse était formaté pour les business-class et premières des longs-courriers, pas pour ces vols étriqués et bringuebalants.

Sac à l’épaule, il traversa le petit aéroport et trouva un taxi. Lumière saupoudrée d’or, douceur de l’air, clémence de la température. Profite de ce pur paradis et oublie le reste.

Il n’était pas encore 10 heures. Il avait rendez-vous à midi dans un restaurant de la Via degli Strozzi. Ça lui laissait le temps de renouer avec les merveilles du passé.

Deux heures à tuer à Florence, c’étaient deux heures à vivre.

Il se fit déposer près de la Piazza della Signoria mais ne s’attarda pas près des sculptures monumentales qui se dressaient au coude à coude. Il ne s’arrêta pas non plus à la galerie des Offices, sur la droite, et s’engagea dans les rues étroites de la cité. Au chaud et à l’abri, au plus près de la part divine de l’homme. La Renaissance florentine, c’était la pure manifestation de cette étincelle — et aussi celle du diable. L’homme s’était surpassé dans tous les domaines de l’art alors même que ses mains baignaient dans le sang. Morvan adorait la fameuse citation de Harry Lime dans Le Troisième Homme qui disait en substance : « Durant trente ans, en Italie, ils ont eu les Borgia, la guerre civile et la terreur. Cela a produit Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils ont eu cinq siècles de paix et de fraternité et qu’est-ce que ça a donné ? La pendule à coucou ! »

Il atteignit la Piazza della Santissima Annunziata, qui s’ouvrait sur la merveilleuse loggia de l’orphelinat des Innocents. L’architecte Brunelleschi avait conçu au XVe siècle cette galerie parfaite, creusée de voûtes délicates, surmontée de médaillons de terre cuite représentant des bébés emmaillotés. Depuis 1987, Morvan apportait une contribution financière au Spedale degli Innocenti, toujours en activité, en partenariat avec l’UNICEF. Personne ne savait pourquoi le donateur français était passionné par ce site. On pensait que son intérêt était lié au fait qu’il avait perdu lui-même ses parents très jeune (c’est ce qu’il racontait). On attribuait aussi sa générosité à la splendeur du bâtiment : un sommet du Quattrocento.

La vraie raison était la ruota.

Sur la gauche, au bout de la façade, était préservée une porte à tambour couchée à l’horizontale, tout juste assez large pour y glisser un nouveau-né. Durant des siècles, les filles mères avaient ouvert ce guichet, y avaient placé leur enfant avant d’actionner la cloche pour prévenir les sœurs. La porte tournait alors et on récupérait le bébé de l’autre côté, sans jamais voir le visage de la mère indigne.

Alors que le soleil de la matinée cuisait déjà la place et que la pierre semblait se nourrir de cette lumière, Morvan imaginait les nourrissons qui, par le simple jeu de deux battants, passaient du chaos à la paix religieuse. Il était fasciné par ce mécanisme qui symbolisait à ses yeux la roulette de la vie — et sa propre malédiction. Si celle qui l’avait enfanté l’avait déposé dans un de ces « tours d’abandon », comme on disait au Moyen Âge, son existence aurait été totalement différente…

— Va bene, signore  ?

Morvan releva la tête et réalisa qu’il s’était mis à genoux devant le comptoir de bois, comme s’il se trouvait face à l’autel d’une église. Ses mains étaient crispées sur la grille. Une religieuse était penchée sur lui, sa robe noire claquant dans les courants d’air qui filaient à travers la galerie. Il se redressa, les yeux pleins de larmes. Bon dieu, son cuir se ramollissait avec l’âge. Il ne pouvait même plus supporter l’évocation de son enfance. Il acheta des mouchoirs en papier au kiosque le plus proche et se moucha. Puis il accéléra le pas et fut bientôt rattrapé par l’essoufflement.