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Il ne courait plus assez vite pour fuir ses souvenirs. Il arracha un nouveau mouchoir et essuya son visage en sueur, sentant son cœur s’affoler sous sa chemise.

— C’est mon sang qui fout le camp…, murmura-t-il.

92

— Loïc ? Je comprends pas très bien, là…

Serano se tenait debout sur son palier, vêtu d’un survêtement, veste et pantalon, de grande marque. Derrière lui, des pièces immenses, des parquets rutilants, des toiles colorées. Après l’appartement de Sofia, celui de Loïc et maintenant celui-là, Erwan avait l’impression d’être à la marge avec son modeste deux-pièces du 9e arrondissement.

— Faut qu’on parle, je suis venu avec un ami.

Le dénommé Serano ne cessait de regarder ses visiteurs, comme si la connexion entre ces deux visages allait enfin se produire. Large d’épaules et court sur pattes, il ressemblait à Popeye, dans une version autobronzée et déplaisante.

— Ça peut pas attendre ?

— Laisse-nous entrer, asséna Loïc.

Il s’était pris une ligne juste avant de monter, de quoi avoir le jus nécessaire pour s’imposer. Erwan, qui espérait se cantonner dans le rôle du méchant en retrait, se demandait combien de temps cette mascarade allait durer.

Sans se départir de sa méfiance, Serano s’effaça pour les laisser passer. Son torse en barrique donnait l’impression que ses bras étaient trop longs.

Loïc entra, suivi d’Erwan qui referma la porte avec son dos.

— T’es seul ?

— Mais qu’est-ce que c’est que ce ton ? s’insurgea l’opérateur. Tu te prends pour qui ?

Erwan s’interposa entre les deux hommes et plaqua Serano contre le mur. Autant accélérer le mouvement. Le financier hurla. Loïc avait l’air de jubiler.

— Je sais que tous les ordres pour Coltano sont passés par toi, reprit-il d’une voix de caïd.

— Et alors ?

— Je veux les noms des acheteurs.

— Impossible, je…

Erwan l’attira à lui et le repoussa plus violemment. Au fond, le rôle du mec silencieux le reposait.

— Les noms ! hurla Loïc.

À cet instant, une jeune femme superbe — le modèle ukrainien — déboula dans la pièce, vêtue d’une veste de jogging elle aussi, qui cachait tout juste sa culotte. Erwan lui sourit, sans lâcher Serano. Ce qui est agréable avec les corporations, c’est que leurs clichés se vérifient toujours. La mannequin ne pouvait manquer à la panoplie du financier en vogue.

— What’s going on, here  ?

Cette violence matinale ne paraissait pas la choquer outre mesure. Elle devait en avoir vu d’autres au pays. Serano ne répondit pas : il reprenait son souffle. Loïc roulait des épaules en poussant des ricanements nerveux.

— Don’t worry, dit enfin Erwan. If this guy is behaving well, we will be gone in ten minutes.

Elle haussa les épaules et repartit, sans doute pour prendre un bain et soigner, d’une manière ou d’une autre, la jeunesse de ses traits ou la douceur de sa peau.

Erwan admira la silhouette durant quelques secondes. Comme son père, il aimait surprendre l’humanité en flagrant délit de médiocrité : pourquoi les femmes les plus belles s’alliaient-elles toujours aux hommes les plus riches ? Pourquoi ce qu’il tenait en plus haute estime — la beauté de la nature — s’unissait-il avec ce qu’il méprisait le plus — la banale course au pognon ? Il songea à Sofia : il n’avait aucune chance.

— Alors, Serano, t’as pas envie de retrouver ta bombasse ? reprit Loïc.

— Je peux rien dire…

Erwan leva le poing. Le trader poussa un cri et croisa les mains devant son visage.

Dans la vie normale, la violence n’intervient jamais, ou presque. Erwan aurait été partisan d’imposer à l’école des cours de préparation à la souffrance physique — afin d’éviter ce genre de scènes pathétiques.

— Le premier, c’était Richard Masson, couina le financier, le gestionnaire de la banque espagnole Diaz. Il m’a mandaté…

— Pour sa banque ?

— Non. Pour lui-même.

— Je vois qui c’est. Il y connaît rien en minerais. Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?

— Du Coltano. Il voulait que ça. Le maximum que je pouvais rafler.

— Il t’a dit pourquoi ?

— Non. Mais c’était évident qu’il avait une info… sérieuse.

Loïc et Erwan échangèrent un regard.

— C’était quand ?

— Mi-août.

— Combien t’en as acheté ?

— C’que j’ai trouvé. Plusieurs milliers d’actions. C’était pas difficile : ta valeur, c’est de la merde.

Faible tentative de Serano, toujours ratatiné contre le mur, pour retrouver un peu d’ascendant.

— Ok. Ensuite ?

— Sergueï Borguisnov. Il s’occupe d’un fonds de gestion russe. Il a fait fortune avec ses propres ressources minières. Tout d’un coup, on sait pas pourquoi, il a voulu de l’africain. Du Coltano. Il disait que ça allait être chaud.

— Il t’en a pas dit plus ?

— Non, mais c’était déjà trop. Borguisnov est une grande gueule.

— Il t’a parlé d’un rapport d’experts ?

— Non.

— Il t’a expliqué d’où venait le tuyau ?

— NON ! Il a juste fait une blague : il a dit qu’il se fournissait « à la source ».

Nouveau regard entre les frangins : la fuite africaine se précisait.

— Combien t’en as acheté ?

— J’me souviens plus. J’ai gratté le flottant. J’achetais plus cher mais j’en ai dégoté encore plusieurs milliers.

— Quand ?

— Début septembre.

Erwan n’y connaissait rien mais il pouvait imaginer que le cours de l’action monte en flèche après de telles tractations. Il n’avait pas suivi l’affaire et s’en moquait. Pourtant, il soupçonnait un problème à plusieurs niveaux : d’abord ces achats mettaient Morvan dans une situation délicate (les Africains devaient le soupçonner d’en être le commanditaire), ensuite ces changements de position s’appuyaient sur des renseignements qu’il avait tenté de cacher. Encore une de ses combines.

— T’as entendu parler de la mort de Jean-Pierre Clau ? hurlait Loïc qui se prenait de plus en plus pour Tony Montana.

— Je sais pas qui c’est !

— Y a eu d’autres acheteurs ?

— Un autre, lundi dernier.

— Qui ?

— Un Chinois que je connais depuis des années. Johnny Leung.

Un nom à jouer dans les films de kung-fu de Hong Kong. Il planait sur toute cette affaire un parfum d’irréalité.

— Connais pas, claqua Loïc, péremptoire.

— Il bosse à la Hong Kong Securities, section des acquisitions.

— Combien il en a acheté ?

— Près de vingt mille.

— Il t’a rien dit sur son informateur ?

— C’est pas le genre à dire quoi que ce soit. Mais j’ai compris qu’il voulait bluffer ses propres clients. Leur montrer de quoi il était capable.

— Tu t’es pas demandé pourquoi ces types se jetaient tout à coup sur Coltano ?

— J’en ai tellement vu…

— T’as pas été tenté d’en acheter toi aussi ?

— Parce que trois couillons avaient décidé de plonger ?

— T’es sûr qu’ils se connaissent pas ?

— Non, et d’ailleurs, jamais ils se seraient refilé un tuyau.

— Mais ils sont tous basés à Paris.