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— Même pas. Masson fait la navette entre Paris et Madrid. Borguisnov vient de temps en temps. Leung a des bureaux à Paris mais il est jamais là.

Erwan essayait d’imaginer un scénario, en vain. Exit les géologues dont lui avait parlé Loïc : il ne les voyait pas débarquer dans les salons parisiens avec leur rapport sous le bras. De son point de vue, la source africaine ne tenait pas non plus : même si un Belge, un Français ou un Congolais avait eu vent de nouvelles mines sur le terrain, pourquoi aurait-il contacté justement ces trois banquiers toujours entre deux avions ?

— C’est bon. On se casse, dit-il en frappant l’épaule de Loïc.

Serano ouvrit des yeux ronds : il venait de comprendre que le chef était en réalité celui qu’il avait pris pour le gorille de service.

Dehors, Loïc s’agitait encore, esquissant des petits pas de boxeur.

— Y a pas de quoi se réjouir, prévint Erwan, on a toujours pas la source.

— Mais on a les noms des acheteurs ! Il suffit de les localiser et puis on…

Erwan l’empoigna pour l’obliger à s’immobiliser :

— Tu fais ce que tu veux, moi, je retourne au boulot.

— Papa a dit que…

— Ta gueule.

Il fut surpris par la maigreur du cou de Loïc. Il avait gardé le souvenir d’un frérot remis de ses excès, pesant ses soixante-quinze kilos dans ses costards à plusieurs milliers d’euros. Mais il flottait dans sa chemise. La drogue était de nouveau en train de le grignoter jusqu’à l’os.

— Qui possédait ce rapport sur les gisements ?

— Y a que deux exemplaires : un chez moi, un chez papa.

— T’as pas été cambriolé ?

Loïc hésita mais conserva le silence.

— On a pénétré chez toi ou non ?

— Non. Et j’ai vérifié : le rapport est toujours au coffre.

— Et au Katanga ? fit Erwan en le lâchant.

— Personne n’est au courant. Il n’existe même pas de carte des sites. Papa m’a raconté que l’hélico déposait les géologues à plusieurs kilomètres des zones. Après, c’étaient des jours de marche avec des porteurs qui ne savaient même pas ce qu’ils cherchaient.

— Papa n’a pas commencé l’exploitation ?

— J’en sais rien mais dans ce cas, il a dû prendre des locaux qui n’ont aucun contact à Paris.

— Alors, tu te démerdes. Je lui ai promis de t’aider à obtenir des noms, t’en as au moins trois. Tu m’excuses mais j’ai une enquête criminelle à diriger.

Il abandonna son frère pantois près de la station de métro Courcelles et monta dans sa voiture. Midi. Il avait juste le temps de foncer à Orly pour son vol de 14 heures destination Marseille.

93

La ruelle qu’il cherchait était hachée par la lumière de midi. D’un geste, Morvan lissa son costume et rajusta son col de chemise — il ne portait pas de cravate. Le restaurant lui tendait les bras : devanture écaillée, voilages grisâtres, carte discrète. Non loin de là, deux gardes du corps faisaient les cent pas : Montefiori s’était toujours considéré comme un parrain, ou au contraire un juge antimafia — il n’avait jamais compris.

Il tourna la poignée, sentant la même résistance que d’habitude, pas moyen ici qu’on huile les gonds ou qu’on rabote le seuil. Il contempla avec une secrète satisfaction la salle au plafond bas, le sol aux carreaux blancs et noirs, les nappes beiges sur les tables. Murmures, cliquetis de couverts, peu de clients. Un parfum de vieilles boiseries et de farine de blé planait.

Il avança dans le demi-jour — les rayons du soleil étaient atténués par les rideaux. Tout semblait fané ici et il en résultait une impression de sagesse ancestrale. Morvan remarqua les petits pains dans les corbeilles qui, mystérieusement, avaient le goût de cette atmosphère surannée, comme les hosties ont le goût des églises.

Montefiori était assis au fond de la salle. Impossible de le surprendre sur le terrain de la ponctualité. Si vous décidiez d’arriver en avance, il le devinait et était là plus tôt encore. Résultat, à peine assis, vous deviez vous excuser, faire amende honorable.

Morvan se contenta d’un sourire et s’installa en tenant des deux mains l’assise de sa chaise.

— T’en fais pas, fit l’Italien dans un français parfait, c’est du solide.

Le ferrailleur était quasiment analphabète mais il parlait plusieurs langues à la perfection. « J’ai l’oreille musicale », disait-il. Il avait surtout le tympan commercial : il n’avait jamais assimilé que des langues utiles pour ses affaires.

— Je sais, fit Morvan, en retirant sa veste (manger en bras de chemise faisait partie du rituel). Merci de m’accorder ce déjeuner.

— Le plaisir est pour moi.

— J’ai vu ta fille y a quelques jours.

— T’as de la chance.

— Elle a réussi à faire signer la conciliation à Loïc. « C’est plié », comme elle dit.

Montefiori sourit. Il avait un profil abrupt, à la grecque, des traits harmonieux, toujours bronzés, surlignés par des rides profondes où perçaient ses yeux bleus, comme deux lagons rafraîchissants au fond d’une grotte. Le Condottiere était parti de rien mais avait toujours eu ce visage de prince.

— Face à Sofia, j’ai un avantage sur toi, fit-il en piochant un gressin.

Morvan chaussa ses lunettes et détailla le menu. Il se faisait une fête de déjeuner ici. Son cœur retrouvait son rythme. Son corps s’apaisait. La ruota lui semblait loin.

— Ça fait trente-six ans que je la connais. Je l’ai vue grandir, mûrir, se refroidir comme du métal. Elle est taillée dans un alliage qui ne bougera plus.

— Tu parles comme un ferrailleur.

— Sono ferrovecchio ! clama-t-il en se levant légèrement et en saluant un public imaginaire.

Morvan le revit au milieu des années 90, dans un campement de brousse, lui démontrant que la voie d’avenir n’était ni le cobalt ni le manganèse, ni même l’or ou les diamants. L’avenir était le coltan. Morvan ignorait ce que c’était. Le Condottiere lui avait expliqué que ce minerai contient du tantale, un élément chimique qui fusionne à plus de trois mille degrés, couramment utilisé dans les superalliages des industries électroniques. Morvan ne comprenait toujours pas. Sous ses yeux, l’autre avait alors brisé d’un coup de talon son propre téléphone portable (un gros machin comme on en fabriquait en ce temps-là) et extirpé une plaque sur laquelle étaient collés des circuits et des puces : sur chacune de ces pièces était coulée une petite goutte d’argent. Montefiori avait gratté l’une d’elles, révélant un autre métal de couleur noire : « Dans quelques années, toutes les industries électroniques et aérospatiales s’arracheront ce métal. Or les plus grandes réserves sont ici, au Congo. » Morvan n’était fort ni en minerais ni en finance, mais il connaissait les hommes : le coltan allait devenir l’or de la fin du siècle. Le Français avait soutiré la convention au vieux Mobutu et l’Italien avait apporté des fonds conséquents — Coltano était en marche.

— Je vais prendre des pâtes aux sardines, dit-il en revenant au présent.

— Va pour les sardines, confirma son hôte. Sofia me manque.

— Elle est en pleine forme. Les enfants aussi.

— Mais ces deux cons divorcent.

— Aucun doute là-dessus.

— Nos plans tombent donc à l’eau.

— De ce côté-là, oui.

Le garçon arriva. Montefiori commanda. Ni l’un ni l’autre ne prit du vin : une eau italienne frizzante, ça irait très bien.

— Je suis pas sûr que notre idée ait été si bonne, avoua Morvan.

— Ils ont eu quelques années de bonheur. Milla et Lorenzo sont magnifiques. Que demande le pape ?