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— Le peuple.

— Tu vois ce que je veux dire. Ce sont des enfants gâtés : ils n’ont pas les mêmes priorités que nous…

Depuis quarante ans, ils étaient alliés et leur point fort était le seul qui vaille : le secret. Secret de leur rencontre au Zaïre, en 1970. Secret de leur pacte sur les mines de manganèse puis celles de coltan. Secret de leur volonté de fusionner leur sang à travers Sofia et Loïc…

Morvan et Montefiori étaient des rois : ils avaient associé leurs royaumes en unissant leurs enfants comme les souverains de jadis. Leur projet était imparable, sauf que les gosses ne s’étaient pas suffisamment aimés — ou entendus.

Les pâtes arrivèrent : des bucatini, spaghettis larges et creux. Morvan en connaissait la recette par cœur. Fenouil, oignons, anchois, raisins secs et pignons. Et bien sûr les sardines fraîches, qui cuisent à mesure que le vin blanc s’évapore…

Comme Montefiori, il glissa sa serviette dans son col — plus paysan que nature. Pendant un moment, ils ne parlèrent plus, savourant ce qui s’apparentait à un chef-d’œuvre. Le fenouil, se dit Morvan, le secret est dans le fenouil. Il fallait d’abord le cuire à part dans de l’eau salée puis garder cette eau pour les bucatini. Tout se jouait à cet instant : la première cuisson venait en renfort de la seconde. À Paris, Morvan ne parvenait jamais à obtenir ce parfum.

— Il y a eu une fuite, asséna-t-il enfin.

— J’ai vu le cours grimper.

— Des salopards achètent à tour de bras.

— J’espère que tu ne me soupçonnes pas.

Morvan ne répondit pas, jaugeant son adversaire. Il prétendait que seuls son fils et lui étaient au courant des nouveaux filons. Faux : Montefiori était aussi dans la confidence. Le silence s’étira. Peu d’hommes bénéficiaient du respect de Morvan mais l’Italien appartenait au club.

— Bien sûr que non.

— Comment les arrêter ?

— J’ai mon idée. C’est pas le vrai problème. Cette hausse a éveillé la méfiance de Kabongo qui commence à m’emmerder. J’ai dû lâcher du lest.

Le Condottiere cessa de manger.

— J’ai fait un deal, le rassura Morvan. On exploite les mines en douce et on lui file sa commission. D’une certaine façon, ça sera plus sûr. Il protégera nos arrières.

L’Italien reprit une bouchée en hochant la tête, l’air résigné.

— Tu me suis ou non ?

— Je te suis. Comment ça se passe là-bas ?

— Aucune nouvelle. Normalement, l’exploitation a commencé mais je dois d’abord régler le problème des actions et retrouver les acquéreurs.

— Et la source ?

— Je saurai bientôt qui c’est.

— Qu’est-ce que tu feras ?

— Je le forcerai à faire machine arrière. Les acheteurs l’écouteront et revendront leurs parts. Ils l’ont cru une fois, ils le croiront à nouveau.

— Qui rachètera les actions sur le marché ?

— Kabongo et les autres veulent tout rafler mais on ira plus vite.

— Ils ne nous laisseront pas dépasser un certain chiffre.

— On les revendra ensuite. Notre meilleur atout, c’est la dissémination. Éparpiller pour mieux régner.

Montefiori avait fini son plat. Il planta ses coudes sur la table — le géant donnait aux meubles, aux objets une existence dérisoire.

— On n’a pas passé l’âge pour ces conneries ?

— Appelons ça notre baroud d’honneur. On peut encore se faire quelques millions sur l’opération. Et à notre mort, les enfants seront plus forts en Afrique. Tu en es ou non ?

L’Italien sauçait son assiette avec du pain blanc.

— J’en suis. C’est tout ?

Deuxième point réglé. Restait à annoncer la dernière nouvelle. Le pire pour la fin…

— Non. L’Homme-Clou est de retour.

Pour la première fois, les rides du ferrailleur se contractèrent :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Lis les journaux français : depuis une semaine, quelqu’un tue de la même façon.

— Où ?

— En Bretagne. À Paris.

Montefiori attrapa son verre — sa main tavelée était couturée de cicatrices. Ce n’était pas une main mais une fresque. On y lisait les colères, les combats, les victoires d’un pionnier.

— Pharabot est toujours vivant ? demanda-t-il après avoir bu une longue gorgée.

— Non, mais un tueur l’imite. On en est à trois victimes. Bientôt une quatrième.

— T’as ton idée ?

— J’oscille entre la vengeance de Dieu et un cinglé de la belle époque.

— Il doit y avoir une troisième voie, plus… rationnelle.

Morvan se rapprocha et poursuivit à voix basse :

— Il essaie de m’impliquer. Il laisse des traces qui m’accusent, choisit des victimes que je connais. Il venge son maître. Tu as remarqué quelque chose de suspect autour de toi ?

— Non.

Il avait posé la question pour la forme. Le ferrailleur n’avait rien à voir avec cette histoire. Son regard voulait dire : Arrangiati come cazzo vuoi (Démerde-toi).

— Qui enquête sur cette affaire ? demanda-t-il pourtant.

— Mon fils. Il est sur le coup et il trouvera.

Montefiori leva son verre :

— Prie pour qu’il ne trouve pas plus que ce qu’il cherche.

Morvan sentit une boule d’angoisse lui remonter dans la gorge. La pire vengeance serait que ses enfants apprennent la vérité à son sujet.

— Un dessert ?

— Non. J’ai mon vol à 16 heures.

— Le vent est clément : l’avion décollera de Florence. Tiens-moi au courant. J’aimerais venir à Paris embrasser mes petits-enfants mais je suis pas sûr d’avoir le temps.

Morvan se leva et revit Montefiori, quarante ans auparavant, enfoncer la main d’un ouvrier dans une broyeuse sous prétexte qu’il lui avait volé un kilo de fer.

Une dernière nouvelle à lui annoncer :

— Di Greco est mort.

— On y passera tous.

— Il s’est suicidé.

— Il a toujours été cinglé.

— Je pense qu’il est lié à cette affaire.

— De quelle façon ?

— Je ne sais pas encore.

Il remit sa veste et ne proposa pas de partager l’addition : il était l’invité du Florentin.

— T’as eu le temps de te promener ? demanda Montefiori en se levant à son tour.

— Par-ci, par-là.

— La ruota, hein ?

Ils se serrèrent la main.

— C’est triste à dire, sourit Morvan, mais c’est toi qui me connais le mieux.

94

— Le bateau en question est l’Apnea Gaillard. (L’homme de la zone maritime et fluviale de régulation tenait une tablette tactile entre ses mains.) Un porte-conteneurs d’une capacité de dix mille unités qui fait la navette entre l’Afrique et Fos-sur-Mer. Il vient d’arriver, tribord à quai. Le déchargement va commencer.

Ils se trouvaient dans le terminal des bassins ouest du port autonome de Marseille-Fos. L’agent portait un pull camionneur bleu marine. Il aurait pu sortir de Kaerverec ou du porte-avions Charles-de-Gaulle.

À son arrivée à Marseille, deux OPJ du commissariat central de Noailles avaient conduit Erwan directement au port. Il avait dormi tout le vol et avait l’impression que son crâne était rempli d’eau lourde. À peine se rappelait-il pourquoi il faisait ce voyage. Une demi-heure plus tard, ils rejoignaient un site démesuré formé de deux murailles de caisses colorées. D’un côté les cargos encore chargés de conteneurs. De l’autre, sur le quai, les mêmes blocs alignés comme des dominos. Des portiques sur des rails faisaient la jonction entre les deux fronts, déchargeant les boîtes à une vitesse impressionnante. Des cavaliers, Fenwick géants en forme de parallélépipède, les réceptionnaient et les entreposaient aussi proprement qu’ils l’étaient sur le porte-conteneurs.