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— En général, reprit Erwan, qu’est-ce qu’il transporte ?

Avec son costume noir impeccable, la distance qui le séparait de l’officier marin, nourri au grand vent et aux calmars, et des deux flics, purs kakous pressés de retourner à leur match de foot, se comptait en nautiques.

— Du vrac solide. Du bois. Du cuir. Des épices. Dans tous les cas, du dry, c’est-à-dire des marchandises qui ne présentent aucun danger.

— Rien d’autre ?

— En général, on n’importe pas beaucoup de haute technologie d’Afrique.

Erwan ne releva pas la vanne :

— Vous avez pu retrouver la trace des conteneurs Heemecht ?

L’officier saisit son stylo électronique et en tapota son lecteur numérique :

— Numéro 89AHD34 et numéro 89AHD35.

— D’après mes renseignements, bluffa-t-il, l’un d’eux contient de la ferraille à récupérer.

— J’ai pas eu le temps d’étudier le manifeste — le document qui décrit par le menu ce que renferme chaque boîte. Un annuaire de plusieurs milliers de pages.

— Les boîtes, elles sont déjà à quai ?

— Faut voir ça avec la logistique.

Un cavalier roulait dans leur direction, portant entre ses barres verticales un conteneur de six mètres de long, l’équivalent d’une petite maison, pesant sans doute de vingt à trente tonnes. Le conducteur se trouvait dans une cabine suspendue à dix mètres de hauteur. Ils durent s’écarter et se plaquèrent contre des wagons qui attendaient leur chargement. Tout se passait ici à une échelle hors norme, qui réduisait l’homme à l’état de parasite.

Son propre plan lui parut soudain absurde. En tout cas fondé sur des suppositions gratuites. La première : le prédateur avait besoin de renouveler son stock de clous. La deuxième : il venait se fournir sur ce quai, au cul du camion. La troisième : les caisses contenaient justement cette ferraille et tout allait se passer ce soir.

— Des conteneurs sont ouverts ici ?

— Y a tous les cas de figure. Certains repartent tels quels en train. D’autres en camion. D’autres encore sont dépiautés au dépôt et finissent en pièces détachées.

Des aboiements retentirent. Des douaniers accompagnés de leurs chiens longeaient les boîtes, en quête de chargements suspects. Des gars criaient plus fort encore : les radiodeckmen, cramponnés à leur VHF, guidant les pilotes des portiques et des cavaliers.

— Vous pourrez me prévenir quand les caisses seront à quai ?

— Bien sûr, mais pas question d’y toucher.

Erwan se tourna vers ses collègues marseillais :

— On aura la paperasse nécessaire.

L’officier alluma une cigarette. La flamme du briquet parut dédoubler son visage couperosé.

— C’est pas si simple. Au large, on est chez le préfet maritime. À terre, chez le préfet terrestre. Mais ici, c’est les douanes…

Erwan n’écoutait pas — du verbiage administratif. En revanche, une image se précisait : le voleur de clous venant se servir ici, cette nuit…

— Ces conteneurs, ils sont faciles à ouvrir ?

— Vaut mieux apporter son chalumeau. D’ailleurs, on a jamais eu de vol. Quand on attaque ces parois, c’est plutôt de l’intérieur.

— Comprends pas.

— En Afrique, des gars se font enfermer dedans avec une scie à métaux. Quand ils sont suffisamment loin des rives, ils taillent dans la tôle. Parfois, ils attendent d’être arrivés. Dans ces cas-là, on les retrouve dans un drôle d’état…

Erwan fixait le flanc aveugle du porte-conteneurs : on aurait dit une falaise de métal ondulé composée de plusieurs étages de boîtes bariolées chauffées par le soleil de la Méditerranée et salées par les vents marins.

— Vous savez combien de temps l’Apnea va rester à quai ?

— Douze heures environ. Demain matin, il sera plus là. Un porte-conteneurs qui navigue pas, c’est un rafiot qui perd de l’argent.

— Une nuit pour vider plusieurs milliers de conteneurs ?

— Chaque portique décharge soixante boîtes par heure, faites vos comptes. En même temps, ils rechargent, font le plein de fuel, et en voiture Simone !

Erwan regarda ses deux collègues : ils avaient la nuit pour régler la procédure, convaincre les autorités douanières et le parquet de Marseille que l’Apnea avait peut-être un lien avec une enquête criminelle parisienne. Autrement dit mission impossible. Sans compter que le bateau naviguait sous pavillon d’Antigua.

— Je peux rencontrer les gens de Heemecht ?

— Bien sûr, fit l’officier, mais c’est une société luxembourgeoise : ils seront pas obligés de vous répondre. Je vais vous arranger un rencard pour demain matin. Faut que j’y retourne. (Il se tourna vers les flics marseillais.) Vous avez quelques heures pour réviser votre copie, les gars.

Erwan recula pour englober du regard l’Apnea Gaillard  : sous les flèches de levage, l’empilement multicolore lui rappelait la fameuse toile de Gerhard Richter, 1 024 couleurs, composée uniquement de petits rectangles.

Les clous du tueur étaient-ils à l’intérieur de ce nuancier ?

Il se chercha un plan B et n’en trouva qu’un : jouer les sentinelles auprès des conteneurs toute la nuit.

— Vous avez mon portable, fit-il. Appelez-moi dès que les caisses seront à terre.

95

22 heures. L’Apnea Gaillard en plein déchargement.

« Son » conteneur — le numéro 89AHD34 — avait été débarqué aux environs de 19 h 30 et l’officier de la ZMFR l’avait aussitôt prévenu. Après vérification, cet EVP — on appelait ainsi les caissons : « équivalent vingt pieds » — contenait, parmi beaucoup d’autres choses, un stock de « pièces de fer usé ». Première confirmation. Erwan n’avait pas appelé ses collègues marseillais, il pouvait assurer sa veille tout seul. Il avait pris son arme de service, sa carte de flic, et quitté son hôtel, situé près du terminal. Une fois franchi le check-point, il s’était installé à proximité de la cahute des vigiles, le long du dépôt. De là, il pouvait surveiller à la fois sa boîte et, au-delà des rangs serrés des caisses, les manœuvres qui continuaient.

Tout se passait sous les rayons de projecteurs surpuissants. Le spectacle hurlait, mugissait, tournoyait, ponctué de claquements de ferraille, de grincements de câbles, de voix déformées par les crachotis radio. Aucune présence humaine n’était visible : seulement des machines qui s’activaient dans l’éclat des lumières. Les boîtes passaient du pont aux quais, des quais aux parkings. Les cavaliers allaient et venaient comme des serveurs géants portant des plateaux immenses. Les palonniers enserraient les EVP telles des pinces à sucre gigantesques. On aurait dit une ville de Lego en pleine déconstruction.

Au début, Erwan avait suivi ces opérations avec intérêt. Maintenant, assourdi par le vacarme, fatigué par les faisceaux lumineux, il laissait filer ses pensées. L’Homme-Clou, son rituel démoniaque, ses victimes. Une fois encore, il revenait à sa double hypothèse : d’une part le tueur se vengeait de Morvan, d’autre part il tentait d’exorciser ses propres démons — dont l’homosexualité et la nécrophilie.