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En y réfléchissant, il avait ajouté un trait au tableau : l’impuissance. Après tout, l’assassin violait ses victimes avec une masse d’armes ou un engin de ce genre — le fer se substituait à la chair. Peut-être parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Mais pourquoi imiter l’Homme-Clou ? D’où connaissait-il cette histoire ? Visait-il Morvan parce qu’il avait arrêté son modèle ? Ou parce qu’il avait joué un rôle funeste dans son propre destin ?

Un projecteur pivota dans sa direction et l’éblouit. Par réflexe, il se tourna et vit sa propre ombre s’allonger contre une rangée de conteneurs. Son portable sonna. Sofia, pensa-t-il (il attendait toujours un signe de sa part et n’avait pas voulu se manifester, par orgueil). C’était Kripo.

— T’es là ? J’entends rien !

Erwan se réfugia entre deux conteneurs.

— Je suis là, dit-il en haussant la voix.

— J’ai découvert un truc important.

— Quoi ?

— Anne Simoni avait des contacts avec une communauté… particulière.

— Genre ?

— SM. Fetish.

— Les no limit ?

— Trop tôt pour le dire mais d’après mes sources, elle participait à des soirées très spéciales où chacun était déguisé d’une manière pas possible, avec séances de torture et tout.

Ce goût morbide la reliait, même de loin, à l’amiral di Greco. Culture de la souffrance, jouissance dans la douleur : l’officier et la punkette avaient peut-être eu, chacun de leur côté, un contact avec le nouvel Homme-Clou…

— Comment t’es tombé là-dessus ?

— Les fadettes. Un numéro appelé y a plus d’un mois. Celui d’une boutique fetish des Halles. J’ai téléphoné. Ils vendent des combinaisons de latex, des costumes d’infirmière, des uniformes nazis.

— On se la rappelait ?

— Non. Mais il m’est revenu un détail. Quand Audrey et la Sardine ont tapé la perquise chez elle, ils ont trouvé des trucs étranges : des masques médicaux, des blouses de chirurgien, des sangles, des combinaisons orange…

— Audrey m’en a parlé.

— D’après le type de la boutique, c’est une tendance à part entière du monde fetish. L’obsession de l’univers médical, fondée sur la teinte orange.

— Pourquoi orange ?

— C’est la couleur de la Bétadine. Et aussi des garrots, des sangles. Ce fétichisme peut aller du goût pour les injections à celui des examens invasifs, doigts dans le cul, coloscopie et j’en passe. D’ailleurs, on a aussi trouvé chez elle des instruments bizarres comme des étuis de contention, des spéculums, des sondes, des canules, des curettes…

Erwan réfléchit. Une jeune femme qui se déguise en garrot, s’empêche d’uriner ou pratique des avortements imaginaires : ça constituait un profil en soi — et renvoyait à un monde bien particulier.

— Ces faits collent avec une autre trouvaille, continua le Luthiste. Les gars de l’informatique ont enfin ouvert le mystérieux dossier de son ordi. Ils sont tombés sur des milliers de films, disons, techniques : irrigation du côlon, dilatation de l’urètre, sonde anale… Je t’épargne les détails.

Les disques durs, boîtes noires de la psyché…

— Demain, dès mon retour, on se fait Lartigues. Y a forcément une connexion avec lui.

— Heureux de te l’entendre dire.

— En attendant, cherchez dans cette direction. Ceux qui ont déjà eu des ennuis avec la maison.

— Tu me prends pour un stagiaire ou quoi ?

— Je te rappelle, conclut brutalement Erwan avant de raccrocher.

Il venait d’apercevoir une ombre au bout des rangées. Il bondit dans cette direction et atteignit les plateformes des wagons : personne. Un vigile ? Non, le gars aurait eu une torche électrique, ou un chien, ou les deux.

Un rôdeur était là. Peut-être pas l’assassin, mais un type qui cherchait à passer inaperçu. Le flic prit à gauche et longea les EVP. Il avait déjà dégainé. Première allée perpendiculaire : personne. Seconde : idem. Troisième… Il commençait à se demander s’il n’avait pas rêvé.

Il allait renoncer quand il vit, au fond de la quatrième, une silhouette. Il piqua un sprint. Tourna, courut, tourna encore. Il n’entendait plus rien, à l’exception de la fanfare de métal au loin. À l’instinct, il bifurqua à gauche puis emprunta un nouveau couloir à droite.

Perdu dans ce labyrinthe de couleurs, il ne savait plus où il était. Au-dessus de lui, les projecteurs du chantier passaient et repassaient, les flèches de levage tournaient. Son champ de vision latérale se limitait aux parois ondulées. L’anecdote du gars de la ZMFR lui revint : les clandestins africains qui s’enfermaient, armés d’une scie. Un fugitif de ce genre ? Plus il avançait, plus il s’égarait. Il se sentait comme un prisonnier qui, en s’agitant, resserre ses liens. Appeler au secours ? Les robots de la nuit avaient plus de voix que lui.

De rage, il frappa un battant et se prit à imaginer ce que ces boîtes pouvaient contenir. Meubles africains. Épices. Babioles de cuir. Fruits… Un flic séquestré par des bananes et des céréales, c’était à mourir de rire.

Soudain, il se retrouva à terre. Le temps de tourner la tête, il vit le fuyard partir sur la droite. Il avait jailli de sa planque, l’avait bousculé et filait. Erwan était à genoux, paumes contre terre : son arme lui avait giclé des mains. Il démarra comme un athlète, poussant sur ses arrières, et ramassa son calibre au passage.

Nouveau croisement. Sa proie, à cent mètres sur sa gauche, fouettait les murs de son ombre. Erwan y croyait à nouveau. Le dédale reprenait sens. Cinquante mètres. Le bruit du chantier plus fort. Trente mètres. La silhouette entièrement sombre, sa tête aussi — un Noir ? Un Blanc en cagoule commando ?

Sans savoir comment, Erwan accéda au quai de déchargement. L’homme réapparut entre deux empileuses. Chaque seconde confirmait ce qu’Erwan avait déjà remarqué : le fuyard courait trop vite. Un sportif entraîné. Erwan l’était aussi : il accéléra. L’autre contourna le chantier, passant de l’autre côté du train, replongeant dans l’ombre des wagons. Personne ne semblait le remarquer. Ni les pilotes dans leur nacelle, ni les conducteurs des diables élévateurs, ni le radiodeckman, préoccupé par les boîtes qui planaient comme des mobiles dans la lumière blanche.

Erwan s’arrêta pour essayer de repérer sa cible et voir comment lui-même pouvait couper à travers les manœuvres. Tout à coup, il l’aperçut. À quelque trois cents mètres, au-delà de la flaque de lumière, entre les jambes des grues qui déposaient les EVP. Il galopait vers le bassin proprement dit.

Sans réfléchir, Erwan se lança sous les flèches et les conteneurs qui voyageaient à plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Coups de sifflet, hurlements de freins, insultes… Le radiodeckman ordonnait aux pilotes de stopper, les dockers beuglaient, les alarmes s’emballaient. Le flic s’en moquait : l’autre grimpait maintenant le long de la coupée de l’Apnea Gaillard, la passerelle oblique qui permet d’accéder au pont du bateau.

Erwan zigzagua encore, évitant les cavaliers et leurs pneus géants, rejoignit le porte-conteneurs. Le fuyard parvenait en haut de la coupée. Il le distinguait mieux : un peu plus d’un mètre quatre-vingts, carrure large, une combinaison de couleur grise. Mais pas moyen de voir s’il était noir ou simplement masqué.

Erwan bouscula plusieurs ouvriers, gagna quelques secondes. Quand il attrapa la rampe, l’autre était déjà à bord. Tu es pris au piège.

Mais le piège mesurait trois cents mètres de long.

96

Sur le pont, les conteneurs empilés s’alignaient jusqu’au bout du bastingage. Tout juste si une coursive creusée sous les boîtes ménageait un passage. Erwan ne courait plus : il plaçait un pied devant l’autre, à la manière d’un funambule. À bout de souffle, ses douleurs se réveillaient.