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Il n’était qu’aux urgences de la Timone, au cœur de la nuit.

Allongé sur un brancard, isolé dans un box (on l’avait déshabillé et affublé d’une blouse en papier), il voyait, par les rideaux entrouverts, les patients évoluer dans le service, variant tous les flirts possibles avec la maladie et la mort. Accidents domestiques et bronchiolites pour les enfants. Bastons, bitures et crashs routiers pour les jeunes. Arrêts cardiaques, chutes et AVC pour les vieux. Parmi ces échantillons macabres, une autre population, sang-froid et blouse blanche, s’agitait, alternant questions — numéro de Sécu, composition du dernier repas, circonstances de l’accident… — et gestes qui sauvent.

Erwan contemplait ce spectacle dans un état second. Il avait passé son premier quart d’heure de réveil à vomir, le deuxième à cracher, le troisième à se rincer la bouche à l’eau douce tout en sentant la morsure du sel dans sa gorge, ses poumons, son cœur. Son impression était qu’il était brûlé… de l’intérieur. Symbole de son naufrage, son costume et sa chemise étaient pendus à une patère, raides et maculés de taches blanchâtres. Sous sa blouse, sa peau en séchant se craquelait comme le vernis d’un vieux tableau.

Les urgentistes avaient ordonné des radios (il s’était pris plusieurs coups sur la nuque et les hanches, dans la violence des flots) et avaient tiqué sur les blessures de Kaerverec. Pourtant, rien de cassé. Simplement d’autres bleus, d’autres croûtes pour sa collection.

Il ferma les yeux. Ses paupières se scellèrent sur une fournaise. Jouissance étrange de flotter ainsi dans ce service où cris, diagnostics et cavalcades se confondaient en un brouhaha inintelligible. Après la fureur du ballast, Erwan avait l’impression de voguer sur un lac où roucoulaient des oiseaux embrumés.

Pour le moment, il avait mis de côté celui qui l’avait attiré dans ce traquenard et les circonstances de l’agression — l’ennemi connaissait le système du ballastage. Il ruminait le fait que cette fois, il avait vraiment failli y passer et éprouvait une reconnaissance viscérale pour les pompiers qui l’avaient sauvé.

Son rideau s’ouvrit. Devant lui se tenaient les deux flics de Noailles, accompagnés de l’officier de la ZMFR. Tous les trois tiraient la gueule. Premièrement, Erwan n’avait prévenu personne de sa promenade nocturne. Deuxièmement, aucun d’eux n’était de permanence cette nuit, ce qui signifiait que son escapade les avait arrachés, un vendredi soir, à leur famille ou à quelque soirée arrosée.

Erwan se redressa sur sa civière : il attendait les reproches. Pénétration dans la zone de fret sans autorisation. Traversée d’un chantier interdit au public. Intrusion dans un porte-conteneurs naviguant sous pavillon d’Antigua. Il était devenu une prodigieuse source d’emmerdements pour le commandant et l’équipage du porte-conteneurs, la compagnie maritime qui avait affrété le bâtiment, les dirigeants du bassin ouest de Fos et les trois gaillards devant lui.

Pourtant, à le voir ainsi, roulé dans sa blouse verte comme un maki dans sa feuille d’algue, ils parurent se radoucir.

— On a fouillé tous les bassins, annonça un des flics. Aucune trace de votre gars.

— Les ouvriers du chantier ?

— On les interroge. Pour l’instant, personne a rien vu.

— C’est mon agresseur qui a ouvert les vannes ?

— Non, fit l’officier de marine. Le ballastage est automatique. Vous avez joué de malchance, à moins que l’autre ait été au courant de la manœuvre. À mesure du déchargement, on remplit ses ballasts pour maintenir la ligne de flottaison.

Erwan conserva le silence quelques secondes. Son cerveau lui paraissait cuire au bain-marie dans une cuve d’eau salée.

— Les gars de l’Apnea  ?

— C’est en cours aussi, reprit un des OPJ. Mais faut pas s’attendre à grand-chose. La moitié de l’équipage était à terre, l’autre roupillait déjà.

— Combien sont-ils ?

— Seize.

— Pour un navire de trois cents mètres de long ?

— Aujourd’hui, intervint l’officier du port, tout se gère électroniquement.

— Les gars vous paraissent clairs ?

— Standard. Philippins, Nigérians, Croates… Le cargo repart demain matin.

— Même après l’histoire de cette nuit ?

— Le commandant va pas faire traîner l’affaire. Il est plutôt victime de vos conneries et il va pas s’amuser à porter plainte pour rester à quai trois jours de plus.

— Et si je le fais, moi ?

— Je vous le déconseille.

— Les douanes vont le laisser repartir ?

— Si vous n’aggravez pas le bordel, aucune raison de le retenir.

— Et les conteneurs Heemecht ?

— On va les ouvrir. Selon vous, que cherchait votre gars ?

— De la vieille ferraille, je vous l’ai dit.

L’officier secoua la tête pour exprimer son incrédulité :

— Personne n’exporte du métal usagé. Et surtout pas d’Afrique.

— Pourquoi ?

— Parce que là-bas, même des clous tordus et sans tête, ça peut encore servir.

Erwan était d’accord, mais il n’avait pas la force de s’expliquer.

— Vous avez parlé au commandant de l’Apnea  ? Aux douanes ? À la capitainerie ?

— J’ai parlé à tout le monde et je me suis fait engueuler chaque fois. Si jamais votre histoire provoque le moindre retard, ça va être l’émeute. Sans parler du service d’inspection maritime qui va débouler demain matin pour vérifier que les consignes de sécurité ont été respectées. Votre escapade risque de coûter des centaines de milliers d’euros.

Il allait devoir rédiger lui aussi un PV détaillé — et Kripo n’était pas là pour jouer au scribe. Autant s’y coller tout de suite. Il voulut mettre pied à terre mais une douleur à la hanche le força à se tourner pour trouver son équilibre. Sa blouse s’ouvrit dans son dos et il se retrouva le cul à l’air. Tout le monde rigola — à commencer par lui-même. C’était vraiment la grande déconfiture de la Brigade criminelle.

— Vous n’auriez pas des fringues sèches ?

Un des flics lui lança un sac plastique, sourire aux lèvres :

— Vous avez rien contre l’OM ?

Erwan découvrit un tee-shirt noir portant les deux lettres imbriquées façon enluminure, un sweat à capuche aux couleurs du club marseillais et un pantalon de jogging gris. Pour rejoindre son hôtel, près du Vieux-Port, c’était parfait. Il ferait nettoyer son costume là-bas.

Ses compagnons passèrent de l’autre côté du rideau pour le laisser se changer. En s’habillant, il dressa mentalement un portrait de son assaillant : un mètre quatre-vingt-cinq, athlétique, entraîné à la course. Sur la couleur de sa peau, aucune certitude. Pour le reste, un homme connaissant le monde du fret maritime — ce qui était largement compatible avec le profil d’un pilote de Zodiac. L’Homme-Clou ?

Il enfila sa veste à capuche et attrapa l’enveloppe dans laquelle les infirmières avaient réuni ses clés, son portable et ses papiers — trempés. Il essaya d’allumer son mobile : rien. Sans doute foutu. Il plaça l’ensemble dans le sac plastique puis vérifia une nouvelle fois les poches de son costume.

Dans sa veste, il restait une feuille de papier pliée en quatre. Elle était collée par l’eau de mer et Erwan l’ouvrit avec soin. Dès qu’il vit les noms imprimés, il se souvint : les « clients » de Gaëlle identifiés par les agents de son père. À chaque fois, l’adresse et l’heure du dernier rendez-vous étaient précisées. Il allait balancer la feuille quand un nom retint son attention. Richard Masson. Il l’avait déjà vu ou entendu quelque part. Il prit le temps de lire la liste. Un autre provoqua un déclic : Sergueï Borguisnov. Sa mémoire s’agitait. Il continua. Troisième réminiscence : Johnny Leung.