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Cette fois, il y était : les trois initiés qui avaient fait main basse sur les actions de Coltano.

Erwan reçut le coup en plein visage. Sonné, il se cramponna à la civière.

Ces hommes avaient été les michetons de Gaëlle. Sa sœur était la source des banquiers.

D’une manière ou d’une autre, elle avait eu accès à l’information — soit qu’elle ait entendu une conversation téléphonique, soit — c’était plus probable — qu’elle connaisse la combinaison du coffre-fort de Loïc. La suite tombait sous le sens : elle avait livré le tuyau à ses trois banquiers de clients. Un détail suffisait à confirmer les soupçons d’Erwan : d’après Serano, l’achat d’actions le plus récent datait du lundi 10 septembre et avait été ordonné par Leung lui-même, or, selon les filatures de la DCRI, le dernier rendez-vous de Gaëlle avec Leung avait eu lieu la veille.

Erwan connaissait trop bien sa sœur pour imaginer qu’elle leur avait vendu le renseignement. C’était bien pire : elle le leur avait sciemment donné afin de nuire à son père et à son jeune frère. Sans doute ignorait-elle précisément l’importance de ces informations mais elle avait deviné leur pouvoir de nuisance. Et elle les avait livrées comme un pyromane fout le feu à sa propre maison avec sa famille à l’intérieur.

Borguisnov s’était vanté de se fournir « à la source ». Il ne parlait pas des terres africaines mais du clan Morvan.

— Vous venez ?

Erwan fourra la feuille dans sa poche et sortit du box :

— J’ai besoin de téléphoner.

98

— Où elle est ? Je vais la tuer !

Morvan pénétra dans l’appartement en rugissant. Il écarta Loïc qui ne comprenait rien à cette visite — Erwan ne l’avait pas prévenu, le Vieux le lui avait interdit. Il parcourut le couloir au pas de charge. Son champ de vision lui paraissait compressé par sa propre colère. L’appel de son fils l’avait cueilli au lit alors qu’il ressassait encore ses angoisses. Ce qu’il lui avait raconté avait mis le feu à son insomnie.

Au fond, il n’était pas étonné — c’était la confirmation de ce qu’il avait expérimenté à de nombreuses reprises : le pire est toujours en dessous de la vérité. Gaëlle, son enfant chérie, son ange devenu pute, avait tout manigancé pour le ruiner — et elle allait peut-être réussir.

Dans le salon, il la découvrit pelotonnée sous une couverture de feutre signée Paola Lenti, celle qu’il avait offerte à Loïc et Sofia pour leur mariage. Elle était en train de regarder la télé, tout simplement, aux côtés de son imbécile de frère. Telle était l’existence de Gaëlle : elle veillait sur les enfants de Loïc, couchait avec n’importe qui et, accessoirement, poignardait son père dans le dos.

Elle se leva d’un bond, déjà prête à encaisser les coups.

— Qu’est-ce que t’as trafiqué avec ces banquiers ?

Pas de réponse.

— Tu veux nous ruiner, c’est ça ?

Pas de réponse.

Morvan s’approcha, les poings serrés. Le cercle de peur qu’il créait autour de lui s’élargissait à la manière d’ondes magnétiques. Gaëlle recula. Loïc se pétrifia. C’était la seule vraie émotion qu’il ait jamais réussi à provoquer chez ses enfants : la terreur.

— Combien tu leur as vendu ces infos ?

Gaëlle se tenait près du canapé, toujours muette. Elle faisait front avec son corps mais une lueur paniquée dans ses yeux démentait sa posture.

— Putain de conne, tu les leur as même pas vendues, c’est ça ? C’était pour le simple plaisir de me faire tomber ?

Il s’élança. À cette seconde, elle l’esquiva, courut vers la porte-fenêtre, l’ouvrit et sauta. Dans le vide.

Le grognement de Morvan se mua en un cri de gorge :

— NON !

Il se précipita sur le balcon et ne vit rien, hormis des frondaisons arrachées, des branches brisées, des percées de bitume et de voitures, trois étages plus bas. Des coups de freins et des cris retentissaient sur l’avenue. Il fit un saut en arrière comme si la balustrade l’avait brûlé et se rua vers la porte d’entrée. À la périphérie de son esprit, il remarqua Loïc, aussi figé qu’un animal empaillé.

Morvan dévala l’escalier sans respirer. Il entendait ses pas tonner sur le tapis rouge des marches. Il sentait la rampe de fer forgé sous sa main. Il voyait la cage de l’ascenseur à l’ancienne, grillage et boiseries vernies, scander chaque palier. Il ne respirait toujours pas, comme si cette apnée avait le pouvoir d’arrêter le temps. De bloquer la scène qui venait de le crucifier.

Il faillit briser la première porte vitrée, traversa le hall, empoigna la seconde et jaillit dehors. Il ne s’attendait à rien mais il savait qu’il y aurait du sang, de l’immobilité, de la mort. Or, Gaëlle titubait entre deux voitures stationnées, pieds nus, sans le voir, ni lui ni personne, les cheveux fous, trébuchant pour rejoindre le trottoir.

Un miracle — mais pas si exceptionnel : en quarante ans de flicailleries, Morvan avait entendu parler d’une bonne vingtaine de défenestrations ratées. Sa chute avait sans doute été amortie par les branches et les feuilles comme par un filet, puis par le toit d’une voiture. Elle avait roulé sur un capot jusqu’à s’encastrer entre deux pare-chocs dont elle s’extrayait maintenant, l’air plus morte que vive.

Morvan se précipita mais stoppa à deux mètres. C’était maintenant elle qui irradiait des ondes — choc, haine, folie. Il s’écarta pour la laisser venir. En quelques secondes, il conclut qu’elle n’avait ni blessure ni fracture grave — sa démarche, même incertaine, l’attestait.

Autour d’elle, un cercle de badauds s’était formé, qui reculait à mesure qu’elle avançait. Il respira enfin, murmurant des « merci » à répétition sans savoir à qui il s’adressait au juste. Tous les emmerdements qu’il encaissait ces derniers jours étaient effacés. Il se sentait même prêt à en affronter de nouveaux : faillite, meurtres, taule, n’importe quoi pourvu que Gaëlle s’en sorte.

À cet instant, elle chancela pour de bon et tomba. Avant qu’elle n’effleure le bitume, Morvan l’avait cueillie dans ses bras :

— Ma petite fille… Ma petite…

Loïc apparut près de lui. Son expression résumait sa place exacte dans l’univers : décalée, hors du temps et des autres. Morvan baissa de nouveau les yeux : Gaëlle semblait au bord de s’évanouir mais elle luttait pour rester consciente. Sur son visage exsangue, un bleu apparaissait le long de la tempe droite, s’ouvrant comme une fleur aquatique à la surface d’un étang.

Il voulut poser un baiser sur son front mais elle trouva la force de le repousser.

— C’est toi que j’aurais dû tuer, souffla-t-elle à son oreille.

99

Vers six heures du matin, un orage éclata au-dessus du port de Fos. Erwan, assis devant la fenêtre de sa chambre d’hôtel, regardait les rayures grises cingler les réverbères, mitrailler la rade pleine de remous et vernir les milliers de conteneurs qui attendaient d’être emportés.

Il n’avait pas dormi — ou seulement de brefs instants, comme on tombe dans la boue pour se relever aussitôt. La boue, c’était sa famille, son passé, toutes les raisons pour lesquelles une jeune femme pouvait consacrer ses forces à détruire les siens. Jusqu’à deux heures du matin, il avait ressassé la violence de son père, la résignation de sa mère, la terreur de son frère et de sa sœur, ce dégoût sans fin qui avait constitué sa « vie de famille ».

Peut-être aurait-il pu vraiment s’endormir là-dessus, par pure lassitude et désespoir, mais Morvan l’avait alors rappelé pour lui annoncer que Gaëlle avait tenté de se suicider.