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— Encore ? avait-il répondu, regrettant aussitôt ce trait d’humour cynique.

Son père lui avait raconté, la voix blanche, ce qui s’était passé. On était loin des tentatives de jeunesse, overdoses de médicaments, lavages d’estomac et autres. Cette fois, Gaëlle avait réellement voulu tirer sa révérence. Par un miracle qui allait réconcilier tous les Morvan avec Dieu, elle en était sortie indemne.

— Où elle est maintenant ?

— À l’Hôpital américain : ils font des examens.

À Paris, enfin, à Neuilly-sur-Seine, la maladie a son carré VIP. Si vous voulez mourir sans faire la queue, ou simplement vous faire soigner au prix fort, cet étrange établissement à l’accent américain et aux photos d’infirmières des années 40 placardées aux murs est pour vous.

— Comment elle va ?

Morvan avait répondu à sa manière :

— Après ça, je l’emmène à Sainte-Anne.

Une spécialité du Vieux, qui y avait déjà fait interner plusieurs fois son épouse, et avait été lui-même soigné là-bas. Erwan n’avait pas insisté. Il devait rentrer à Paris au plus vite. Pour embrasser sa petite sœur qui lui cracherait au visage. Calmer son père qui l’écouterait le doigt sur la détente. Jouer les arbitres dans cette famille de cinglés toujours au bord de l’implosion.

Il avait passé les dernières heures de la nuit à contempler le port de Fos à travers la vitre et à ruminer ses remords. Quand il avait compris la combine de Gaëlle, il avait d’abord cherché à la joindre : elle n’avait pas répondu. Il avait renoncé à appeler Loïc qui, selon le taux de cocaïne dans son sang, aurait réagi de manière plus ou moins appropriée. Restait le Padre : Erwan lui avait communiqué ses soupçons en essayant de minimiser l’affaire. Peine perdue. Il aurait dû attendre d’être sur place — l’accompagner pour la confrontation.

Au bout du compte, le clan avait une fois encore raflé la vedette aux autres événements. Erwan avait beau sortir d’une course-poursuite, avoir frôlé la mort, avoir (peut-être) approché le tueur, son esprit était accaparé par les affaires familiales.

Par la fenêtre, il vit ses collègues arriver. Le tableau possédait le charme d’un vieux film policier : le terminal et ses blocs brillant sous la pluie, les flaques sur le quai zébrées de rouge et de jaune, la Saab épuisée des flics. Cette image lui plut et il se dit que la matinée réserverait peut-être quelques bonnes surprises.

Dans la voiture, les Marseillais firent le point. Ils n’avaient pas dormi non plus. En dépit des apparences, ils étaient efficaces : en quelques heures, ils avaient rédigé les PV, les réquises et les demandes nécessaires pour valider l’ouverture du conteneur numéro 89AHD34. Ils avaient contacté le parquet, les préfets et quelques autorités douanières bien ciblées. Tout était en ordre. On allait voir si la boîte recelait les fameux clous rouillés.

En revanche, côté indices et témoins : nada. Les membres de l’équipage avaient tous été interrogés, ainsi que la plupart des dockers présents autour de l’Apnea  : personne n’avait rien vu. Une équipe scientifique avait foncé à bord afin de relever des empreintes et chercher d’éventuelles traces organiques : en pure perte. Il aurait fallu plusieurs jours pour palucher le porte-conteneurs — et pour trouver quoi ? Du reste, ils s’étaient fait virer au bout d’une heure. Le flic assis à la place du passager soupira :

— Le bateau repart ce matin et il n’est déjà plus accessible. Tout ce qu’il nous reste, c’est le conteneur.

— On a ouvert son chargement ?

— C’est en cours.

Erwan se tut, observant les quais qui défilaient, totalement déserts. Quand ils parvinrent sur celui des bassins ouest, il dut se frotter les yeux pour y croire : non seulement le pont de l’Apnea Gaillard était chargé de nouveaux conteneurs mais tout le dépôt était vide. Le train interminable avait embarqué son lot de boîtes. Les autres avaient sans doute filé en camion ou étaient stockées dans les entrepôts de la zone logistique.

Seul demeurait le conteneur Heemecht, gueule béante, répandant sur le béton son chargement comme une poubelle renversée. Des douaniers fouillaient à l’intérieur. Ils en extrayaient d’autres boîtes plus petites, qui elles-mêmes en abritaient de plus réduites. Une version poupées russes du fret.

Ils s’approchèrent. L’averse ne désemparait pas. Les gouttes sur les capes de pluie des douaniers produisaient une gamme de notes graves qui rappelaient une marche funèbre.

— C’est à vous que je dois ce bordel ?

Erwan se retourna. Un homme coiffé d’une chapka et emmitouflé dans une doudoune de ski se tenait debout, solide sur ses jambes écartées.

— Je suis désolé.

— Mon cul. Vous faites votre boulot, c’est tout. Alors dépêchons-nous, que je puisse faire le mien.

Présentations. Serrements de pinces. Le responsable de Heemecht s’appelait Xavier Schneider. Il était si costaud qu’il semblait porter un gilet pare-balles sous son anorak.

Erwan attaqua par une question générale :

— C’est vous qui achetez la ferraille au Congo ?

Schneider éclata de rire :

— Vous connaissez rien au fret. Y a les vendeurs, qui expédient leurs produits africains, et les acheteurs, qui les réceptionnent. Entre ces deux points, y a l’armateur qui équipe le navire, le propriétaire du bateau, qui n’est pas toujours l’armateur, le personnel du PC, embauché encore par une autre boîte, l’agent maritime qui représente au port l’armateur… Tout ce bordel est supervisé par un coordinateur, qu’on appelle l’« affréteur »…

— Vous ?

— Non. Heemecht a seulement la responsabilité de ses propres conteneurs et se charge ensuite d’acheminer chaque lot jusqu’à son acheteur. Point barre.

— Il vous arrive d’en restituer certains ici, au terminal ?

— Jamais.

Inutile de tourner plus longtemps autour du pot :

— Vous avez la caisse de ferraille ?

Schneider fit un pas de côté et balança un coup de pied dans une boîte en bois de deux mètres de long environ. Erwan songea à un cercueil. Le couvercle en était entrouvert. Du talon, il l’écarta : la caisse était remplie à ras bord de clous rouillés. Différents modèles. Différentes tailles. Il en prit une poignée : la plupart portaient le poinçon de la CBAO.

Enfin une ligne qui mordait.

— Vous connaissez l’adresse de livraison ?

— Confidentiel.

D’un regard, Erwan appela au secours les OPJ marseillais mais Schneider se ravisa, sortant une tablette tactile de sa doudoune :

— Je plaisante. La caisse doit être expédiée au 19, villa du Bel-Air, Paris, 75012. Le destinataire est Ivo Lartigues.

Deuxième ligne qui mordait. Erwan observa l’homme d’Heemecht. Derrière lui, on apercevait les docks harcelés par la pluie et les flaques qui avaient la chair de poule. Il aurait voulu l’embrasser. Qui pouvait acheter des vieux clous sinon un sculpteur qui en criblait ses œuvres ?

Il savait déjà que Lartigues n’était pas son agresseur : pourquoi venir voler ici ce qui lui serait livré à domicile ? Mais il se rapprochait du tueur.

— Vous avez déjà eu affaire à lui ?

— Le nom m’est familier. Ça doit être un client régulier.

— Vous savez ce que contiennent les lots, en général ?

— Non. Faudrait vérifier dans nos archives.

Un des flics marseillais s’approcha, incrédule :

— Vous croyez vraiment que le gars de cette nuit en avait après ces clous ?

— Aucun doute.