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Laisse tomber pour l’instant. Il remarqua des photographies noir et blanc au mur. Des détails le frappaient : une tête gansée de cuir, des gros plans de bouches, d’orteils ou de papillons, un flingue posé parmi des ampoules de morphine…

— Jacques-André Boiffard, commenta Lartigues en s’approchant. Médecin et photographe, un génie méconnu du groupe surréaliste. Les spécialistes le préfèrent même à Man Ray…

Ces images distillaient un vrai malaise qui, bizarrement, faisait écho aux œuvres de Lartigues — et à son corps difforme.

— Cette nuit, reprit Erwan, j’étais à Marseille…

— Je suis au courant. Heemecht m’a téléphoné. Grâce à vous, ma livraison va être retardée d’au moins une semaine.

— Je peux prendre des photos de vos œuvres ? demanda Kripo, iPhone en main.

— Aucun problème si vous ne les diffusez pas sur Internet.

— Pourquoi achetez-vous ces clous, monsieur Lartigues ?

L’infirme effectua un demi-tour avec son fauteuil pour se placer face à son interlocuteur. Ses traits tourmentés, hiératiques, semblaient aussi aiguisés qu’une lame. Erwan songea à la ligne de trempe des sabres japonais, résultat d’un savant dosage de chauffage extrême et de refroidissement brutal. Le visage de Lartigues semblait résulter d’un tel traitement.

— Vous connaissez la réponse : je m’inspire de la magie yombé, il me paraît plus… authentique d’avoir recours à des clous fabriqués au Congo.

— Pensez-vous qu’ils aient été utilisés par des nganga ?

Le sculpteur sourit. Malgré son handicap, il avait une manière particulière de vous regarder de haut. Ses yeux gris clair étaient coupés comme au rasoir par la paupière supérieure trop basse. Au lieu de lui donner une expression endormie, ce trait lui conférait un air de prédateur à l’affût.

— Je vois que vous avez potassé avant de venir…

Erwan haussa le ton :

— Vos clous ont-ils eu un contact avec la magie du Bas-Congo ?

— Bien sûr que non. Ceux qui sont plantés par les guérisseurs dans leurs fétiches n’en ressortent jamais. De plus, les rites yombé ne sont presque plus pratiqués. Ceux que j’achète proviennent de vieux stocks d’une compagnie belge.

Un point pour lui.

— Ces derniers temps, vous en a-t-on volé ?

— Oui. Le mois dernier, une caisse entière.

— Vous avez porté plainte ?

— Ce n’est pas mon genre. Et je n’espérais pas vraiment qu’on se mette à la recherche d’une caisse de clous rouillés.

— Il y a eu effraction dans votre atelier ?

— Non. C’est le plus étrange.

Erwan n’était pas surpris : le tueur au Zodiac, véritable homme invisible, pouvait sans doute passer aussi sous les portes.

— Ce sont ces clous qu’utilise l’assassin ? demanda Lartigues.

Le flic fit mine de ne pas avoir entendu. Il reprit sa déambulation parmi les colosses — il était dans l’atelier d’Héphaïstos, le dieu du feu, des forges et des volcans, qui sculptait lui-même des titans de bronze.

— À travers vos œuvres, vous rendez hommage aux cultes animistes du Congo. Vous y croyez vous-même ?

— Disons que mon art circule entre expression païenne et incantation mystique. Vous comprenez ce genre de langage, commandant ?

— Assez pour savoir quand je n’obtiens pas une réponse. Prêtez-vous des vertus magiques à vos sculptures, oui ou non ?

— Non. Je suis un artiste, pas un sorcier.

Lartigues opéra avec son siège une sorte de 8 sur le sol de béton ciré. Le contraste d’échelle, entre cet infirme replié dans son fauteuil et ces statues géantes, était frappant.

— Comment faites-vous pour sculpter de telles pièces ?

— Vous voulez dire compte tenu de mon handicap ?

— Entre autres.

— C’est simple : j’ai des assistants. Je trace les plans, je choisis les matériaux, je dirige les opérations de soudure. Mon équipe s’occupe du gros œuvre. Je me charge des finitions, perché sur une espèce de Fenwick.

Erwan se dit que ces comparses mériteraient une audition :

— Vous me laisserez leurs coordonnées ?

— Aucun problème.

— Et les clous, vous les plantez vous-même ?

— Toujours. C’est une étape de grande précision où la main de l’artiste ne peut être remplacée. Vous avez entendu parler d’Aleijadinho ?

— Non.

— Un sculpteur du XVIIIe siècle. Le maître du baroque brésilien. En réalité, il s’appelait Antonio Francisco Lisboa mais il était atteint d’une grave maladie, sans doute la lèpre. On l’a affublé du surnom Aleijadinho qui signifie « petit infirme ». Difforme, défiguré, il ne travaillait que la nuit, pour échapper au regard des autres. Ses assistants le transportaient à bord d’un palanquin couvert. On liait ses outils à ses moignons et il montait à genoux sur une échelle. Il a ainsi sculpté les fabuleux prophètes du sanctuaire de Congonhas. Vous voyez pourquoi je pense à lui ?

Erwan hocha la tête : Lartigues était l’Aleijadinho du 12e arrondissement.

— Soyons plus directs, répliqua-t-il. L’Homme-Clou, ça vous dit quelque chose ?

— Impossible de s’intéresser à la culture yombé sans croiser ce nom.

— Que savez-vous sur lui ?

— C’est un tueur en série qui a sévi à Lontano, une ville nouvelle du Katanga, au début des années 70.

— Vous connaissez son mode opératoire ?

— Il torturait et mutilait des jeunes femmes, avec des centaines de clous et de tessons. Il reproduisait, à sa façon, les rituels des Yombé.

— Comme vous.

— Comme moi, oui. Sauf que je travaille sur des métaux et qu’aucune vie humaine, que je sache, n’a jamais été sacrifiée au nom de mon art.

— Parmi vos admirateurs, en connaissez-vous un qui s’intéresse à l’Homme-Clou ?

— Non. Mais j’ai peu de contacts avec mes acheteurs.

— Je pensais aux participants des no limit.

— Au risque de me répéter, nos réunions respectent la plus grande discrétion.

Erwan rejoignit Kripo qui photographiait un géant dont un bras était levé et l’autre caché par une cape de toile de jute rapiécée. Ses orbites scintillaient sous la verrière : le sculpteur y avait encastré des éclats de miroir. Son épaule nue était couverte de clous et de lames, comme une vérole de pointes rougeâtres.

Il était temps de passer à la vitesse supérieure :

— Où étiez-vous le week-end dernier ?

— À Martigny, en Suisse. Une fondation organise une rétrospective de certaines de mes œuvres. Vous pouvez vérifier.

— Et le mardi 11 septembre à 18 heures ?

— Ici, dans mon atelier.

— Seul ?

— Seul, oui. Je peaufinais la sculpture que vous venez d’observer.

— Et dans la nuit de mercredi à jeudi ?

— Je suis allé à un vernissage, au palais de Tokyo. Et ensuite dîner avec des amis. Vous êtes sérieux ? Vous me soupçonnez ?

— Vous êtes rentré seul ?

— Non. Je ne sais pas si vous avez remarqué mais je ne suis pas d’une grande autonomie : un jeune Philippin, Reuben, m’aide chaque soir. Il pourra témoigner si vous voulez.

— Vous vivez ici ?

Lartigues fit un geste en direction du fond de l’atelier :

— J’ai aménagé un appartement de l’autre côté.

— Et cette nuit, où vous étiez ?

— Ici, avec des amis.

L’infirme parut soudain épuisé. Erwan n’aurait pas cru que quelques questions pouvaient le fatiguer ainsi. Peut-être n’était-ce que de la lassitude face à un flic borné. Aux yeux du sculpteur, Erwan devait incarner le parfait spécimen du petit fonctionnaire, bourgeois et étriqué.