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— On vérifiera tout ça, dit-il comme pour bien jouer son rôle. Revenons aux no limit : en quoi ça consiste ?

— Ce sont des soirées très libres, où chacun agit selon sa sensibilité.

— J’ai assisté à l’une d’entre elles à Bièvres, jeudi soir.

— Jamais entendu parler.

— Peut-être une imitation ?

— La rançon du succès…

— Sans plaisanter, combien de membres compte votre groupe ?

— Je vous répète que je ne les connais pas tous et le terme de « membre » n’est…

— Si vous deviez donner un nombre, même approximatif ?

— Plusieurs centaines.

— Quel est son mode d’existence ?

— Le groupe n’existe pas, justement. Sauf quand nous décidons de nous réunir. D’un coup, nous allions nos désirs et l’énergie qui se dégage est… magnifique.

— Que faites-vous, précisément, pendant ces soirées ?

— Nous redevenons nous-mêmes. Nous nous habillons, nous nous comportons selon notre nature profonde.

— Pratiquez-vous des activités SM ?

— Nous n’utilisons jamais ce genre de mots. Mais ces soirs-là, c’est vrai, douleur et jouissance ne sont plus opposées.

— Ces pratiques peuvent-elles aller plus loin ?

— Que voulez-vous dire ?

— Le sang coule-t-il parfois ?

Lartigues retrouva son regard hautain et rusé :

— Comme dit le Nouveau Testament, « heureux l’homme qui supporte l’épreuve ».

— Quelle épreuve par exemple ?

— Vous n’avez qu’à venir ce soir : j’organise, ici même, un no limit.

Au loin, les flashs de Kripo trouaient la pénombre de l’atelier. Il n’était que 16 heures et le temps couvert jouait déjà les crépuscules.

— Il y a un dress-code ?

— Le dress-code est la raison d’être de la soirée. Venez comme vous êtes : vous serez parfait.

— Ne vous foutez pas de moi.

— Je ne plaisante pas : un des courants forts de notre communauté est l’uniforme.

Erwan eut une vision : Lartigues régnant, depuis son siège roulant, sur une communauté d’officiers nazis et d’athlètes en combinaison de latex. Il songea à di Greco et ses soldats. Deux gourous, deux communautés. Il sentait qu’il brûlait mais il ne parvenait pas à déterminer, exactement, la source de chaleur.

Coup de sonde, à l’aveugle :

— Connaissez-vous le nom de Ludovic Pernaud ?

— C’est la deuxième victime, non ?

— Exactement.

— Avant de lire le journal, je n’avais jamais vu ce nom.

Kripo tournait autour d’une femme-oursin comme s’il réfléchissait à la meilleure façon de l’aborder.

— Voyez-vous des membres de votre communauté qui pourraient passer à l’acte ?

— Je ne comprends pas la question.

— Quelqu’un qui irait plus loin que vos simples… jeux. Qui pourrait tuer, mutiler, enivré par sa propre violence.

— Nos pratiques aspirent à l’inverse : la paix par l’assouvissement du désir.

— Et s’il s’agit du désir de tuer ?

— Venez ce soir, vous vous ferez une idée par vous-même.

Erwan fit signe à Kripo, qui rempocha son appareil — et releva au passage les noms et les numéros des assistants du maître. Au cas où.

— À ce soir, dit-il à Lartigues.

— Je ne vous raccompagne pas.

Dehors, ils retombèrent sur les détritus qu’ils avaient abandonnés à même le pavé.

— Viens m’aider, ordonna Erwan à son adjoint.

Enfilant des gants stériles, ils se mirent de nouveau à fureter comme des rongeurs affamés se risquant aux abords de la ville. Pas besoin d’explication : ils savaient ce qu’ils cherchaient. Aucune trace du moindre médicament. Comment soignait-on la sclérose en plaques ? Existait-il un traitement ? Ou bien la maladie de Lartigues était-elle imaginaire ?

Ils balancèrent leurs gants dans le conteneur puis s’acheminèrent vers la voiture.

— Tu te démerdes pour avoir son dossier médical le plus vite possible.

— Ok, chef.

— Ton avis, pédé ou pas pédé ?

Ils aimaient jouer à ce jeu débile après une audition — deviner les penchants sexuels du gars interrogé. Ils appelaient ça la « roulette rose ». Lamentable.

— Je pense qu’il a largement dépassé ce stade.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— J’me comprends.

Erwan n’insista pas : il n’était même pas sûr de l’obédience de Kripo. Il ne lui avait jamais connu aucune fiancée, ni sur une rive ni sur l’autre.

— Tu m’accompagnes ce soir ? lui demanda-t-il.

— Quelle question ! Plutôt deux fois qu’une !

104

— J’ai quelque chose, fit Audrey d’une voix fébrile.

Elle l’attira dans son bureau et referma la porte. Avec sa veste de treillis olivâtre, elle ressemblait plus que jamais à une guérillera dans une version pâlichonne et asexuée. Elle sortit d’une chemise de papier une illustration représentant une tête de léopard surmontée d’une étoile :

— Tu sais ce que c’est ?

Erwan reconnut l’insigne d’une célèbre école de guerre brésilienne, spécialisée dans le combat en forêt. Deux bandeaux, rouge et bleu, surmontaient le dessin, portant les initiales CIGS pour Centro de Instruçao de Guerra na Selva.

— C’est le blason de l’école de Manaus, non ?

— Bien joué, général.

Elle lui soumit une nouvelle illustration. Le cliché d’un bras blessé, sur lequel on distinguait la même gueule de félin.

— Pernaud le portait sur son avant-bras.

— On sait qu’il a été para en Guyane française. Rien d’étonnant à ce qu’il ait suivi l’enseignement du CIGS.

— J’ai passé ce scan dans les tuyaux ce matin et j’ai obtenu un retour inattendu. Ce dessin a été signalé dans une enquête qui n’a rien à voir avec notre histoire : la mort d’un journaliste free-lance, Jean-Philippe Marot. Un suicide.

Audrey lui tendit un dossier. Marot s’était jeté du neuvième étage, le dimanche précédent. Aucun témoin. Aucune raison de douter de son acte. Il n’avait plus un rond et pas le moindre boulot en vue.

— Comment la tête de léopard est-elle apparue ?

— Un groupe de Louis-Blanc a été saisi pour vérification. Relevés d’empreintes, enquête de voisinage, la routine. Plusieurs témoins ont noté qu’un homme surveillait Marot ces derniers jours. Ils ont mentionné ce tatouage sur son bras.

— Le signalement correspond à Pernaud ?

— Trait pour trait.

Erwan feuilleta encore les PV, en songeant à son père. Se pouvait-il que Pernaud, juste avant d’être assassiné, ait rempli un contrat ? Pour le Vieux ?

— J’ai parlé avec les collègues de Louis-Blanc, continua Audrey. Pour eux, pas de problème : le suicide est kasher. Mais à la DCRI, ils sont moins catégoriques. De leur point de vue, Marot pouvait bosser sur un bouquin qui allait foutre le feu quelque part.

— Qu’est-ce qui leur fait dire ça ?

— Sa chute de neuf étages.

— Sérieusement.

— C’était un journaliste reconnu. Un ancien de l’AFP et du Nouvel Obs qui avait écrit plusieurs bouquins sulfureux. Un spécialiste de la Françafrique. Pas le genre à rester les bras croisés ni à se balancer par la fenêtre.

— T’as contacté ses éditeurs ?

— Il préparait un truc mais personne n’en connaissait le sujet. Il n’avait même pas pris d’à-valoir.