Выбрать главу

— C’est tout ?

— Ça fait déjà beaucoup pour un suicidé. Sans compter ses mômes qu’il a eus avec deux femmes différentes et auxquels il était très attaché. Selon elles, cet acte est incompréhensible.

Erwan refusa d’envisager le pire : son père, encore une fois, au cœur du bourbier.

— Continue à gratter. On sait jamais.

Audrey remballa son dossier. Échange de regards, plus éloquent qu’un discours. Toute barbouzerie à Paris débouchait sur le nom de Morvan, a fortiori liée au continent noir.

— Fais-le, insista-t-il.

18 heures. Il sortit du bureau, s’apprêtant à visiter Favini, quand il tomba sur Levantin, Monsieur IJ en personne. Le technicien ne déboulait jamais au 36 les mains vides :

— C’est rapport aux cheveux de notre Caucasienne…

— Du nouveau ?

— Oui et non.

— Levantin, je t’en prie : on a pas le temps pour…

— J’ai pensé au fichier des désincriminés.

À chaque relevé d’empreintes et de traces ADN sur une scène de crime, on collecte aussi l’ADN des flics présents ou de tout autre innocent susceptible d’avoir laissé des fragments organiques afin de ne pas perdre de temps avec de fausses pistes. C’est ce qu’on appelle le travail de « désincrimination ». Or ces relevés biométriques — et les caryotypes qui y figurent — nourrissent un fichier confidentiel dont il est interdit d’utiliser les données. Le FNAEG concerne uniquement les criminels ou les suspects.

— J’ai trouvé une occurrence dans ce fichier.

— Il est pas verrouillé ?

— Non, mais tout est anonyme. Selon mon ordi, la prochaine victime possède un lien de parenté avec un désincriminé. J’ai eu accès aux échantillons mais pour avoir les noms qui y correspondent…

— Faut de la paperasse, c’est ça ?

— Exactement. Et encore : je suis pas sûr que le parquet…

— Viens avec moi, ordonna Erwan en le prenant par le bras.

Il pénétra dans l’antre de Kripo et lui expliqua de quoi il retournait. L’Alsacien allait régler le problème en quelques coups de fil et formulaires.

Au moment de sortir, Erwan remarqua un livre posé sur un coin de table : Magie noire au Bas-Congo de Sébastien Redlich. Sans doute une doc que Kripo s’était procurée pour enrichir sa connaissance du sujet. Ce que lui-même aurait dû faire depuis longtemps. Il attrapa l’ouvrage et parcourut la quatrième de couverture. Redlich, ethnologue, professeur à Paris-Diderot, spécialiste de l’ethnie yombé, synthétisait dans ce livre dix ans de voyages et de recherches. Erwan avait négligé une piste importante : les personnes à Paris susceptibles de connaître non seulement l’histoire de l’Homme-Clou, mais aussi les rites de ce culte spécifique.

Intrigué, il feuilleta en vitesse le bouquin publié en 2002 et digéra sa surprise : on n’aurait pu rêver une somme plus complète sur les nganga, les minkondi et l’animisme du Mayombé. Bien plus : Redlich avait consacré un chapitre entier à l’Homme-Clou. Erwan en conclut que l’ethnologue était très bien informé : avait-il interviewé son père ? Était-il au Katanga quand l’affaire avait éclaté ? Sur la photo de quatrième, l’homme semblait avoir dépassé la soixantaine.

Erwan s’installa derrière le bureau face à celui de Kripo (l’adjoint et le technicien bataillaient pour obtenir leur autorisation auprès du parquet) et alluma l’ordinateur. Avant de se rendre à la soirée de Lartigues, il se voyait bien faire une virée chez ce spécialiste. En quelques clics, il trouva ses coordonnées personnelles. Sébastien Redlich vivait à Nogent-sur-Marne… sur une péniche. Peut-être rien, peut-être quelque chose. En tout cas, ce type de bateaux disposent souvent d’une autre embarcation, plus petite, qu’on appelle une « annexe ». Pourquoi pas un Zodiac ?

Erwan gagna le bureau voisin. Audrey.

— Dans ta liste des ETRACO, t’as un dénommé Sébastien Redlich ?

La fliquette, déjà sur son écran, pianota :

— Je l’ai mais on l’a pas encore appelé, on…

— Je m’en occupe.

Couloir. Un autre détail lui revenait : le marinier avait remarqué que le rôdeur était reparti en direction de Bercy, c’est-à-dire de la Marne.

Kripo venait de raccrocher, ayant visiblement obtenu gain de cause. Il ne lui restait qu’à rédiger la réquise pour Levantin.

— Pourquoi tu m’as pas parlé de ça ? demanda Erwan en désignant le livre.

L’Alsacien leva les yeux :

— Culture personnelle. J’l’ai trouvé hier à la librairie L’Harmattan mais je l’ai pas encore ouvert et…

— Le gars vit sur une péniche, à Nogent, et possède un ETRACO.

— Et alors ?

— Et alors, on y va. Tout de suite.

105

Ironie de l’enquête, ils reprirent exactement le même chemin que quelques heures auparavant. Les quais. L’IML. Bercy.

Ils auraient dû filer sur l’A4 mais Kripo bifurqua à nouveau vers la place de la Nation.

— Tu prends pas l’autoroute ?

— Non, le bois de Vincennes.

— Pourquoi ?

— Plus sympa.

Erwan n’insista pas. Depuis leur départ, il ruminait un autre problème, qui n’avait rien à voir avec l’affaire. Il n’avait toujours pas répondu à Sofia. Or, en deux jours, il avait recouvré sa lucidité : cette histoire était tout bonnement impossible. Fallait-il le lui dire par SMS ? Lui donner rendez-vous pour s’expliquer ? Était-il capable d’un tel renoncement ? Ou avait-il plutôt peur de la suite ?

Il se décida pour un texto mais la forme lui posait plus de problèmes encore : quel ton adopter ? Grave ? Tendre ? Humoristique ? Il opta pour la vérité toute nue, qui lui laissait encore un sursis : « Désolé pour le silence. Le boulot. Je pense à toi. » Il appuya sur la touche « envoi » et se rendit compte qu’il se tenait arc-bouté sur son siège, comme si la voiture allait entrer en collision avec un obstacle. Il se redressa et s’obligea à se détendre.

Kripo avait raison : cette traversée du bois au crépuscule avait son charme. Le soleil avait consenti une brève apparition, juste avant de disparaître pour de bon, tel un artiste après un rappel. La circulation était fluide. Les arbres semblaient se refermer sur leur voiture comme les pages d’un livre sur un secret. Erwan ouvrit sa fenêtre : des parfums verts et dorés emplirent l’habitacle. En une seconde, il était grisé. Il fut tenté de laisser son esprit dériver mais se secoua et se concentra sur le client à interroger.

Avant de partir, il avait imprimé sa page Wikipédia. Né en 1961, Sébastien Redlich avait fait ses études d’anthropologie à Paris, filant en Afrique centrale dès qu’il le pouvait. En 89, il avait soutenu une thèse consacrée aux guérisseurs du Bas-Congo puis était devenu chercheur. Dès lors, il avait multiplié les articles scientifiques, les ouvrages abscons, les conférences, avant d’obtenir, dans les années 2000, un poste de maître-assistant à Paris-VII. C’est à cette époque qu’il avait publié Magie noire au Bas-Congo, un livre de vulgarisation qui n’avait rencontré aucun succès. D’après l’article, l’homme n’avait pas remis les pieds en Afrique depuis 2003 mais il avait brûlé sa jeunesse dans la brousse, contractant à peu près toutes les maladies possibles en forêt équatoriale — de la malaria à la maladie du sommeil, en passant par les amibes. Un dur à cuire.

Nogent-sur-Marne. La ville, débordante d’arbres et de parterres fleuris, semblait s’alanguir sur les bords de la Marne.

— Prends le port de plaisance.