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Ils atteignirent le fleuve alors que la nuit tombait. Pavillons enlierrés, saules pleureurs, bateaux oscillant au gré de la houle. On pénétrait ici dans le domaine réservé des guinguettes, du canotage, des pêcheurs tranquilles, avec ce côté factice de la banlieue quand elle veut renouer avec la campagne : les tonnelles sentaient le neuf, les berges avaient été renforcées par du béton, les vedettes et les barques ressemblaient aux maquettes d’un décor… La rivière, le long de la route, s’enfouissait sous les ifs et les cyprès puis disparaissait. D’après les numéros sur les panneaux, ils étaient arrivés. Les péniches étaient amarrées en contrebas.

— Gare-toi là. On va y aller à pied.

Ils descendirent le sentier qui menait à la Marne. Chaque ponton avait sa boîte aux lettres. La péniche de l’ethnologue ressemblait à un vaisseau de guerre. Entièrement peints en noir, sa coque et son pont s’absorbaient dans l’obscurité. Parvenus à la poupe du Yombé (c’était son nom), ils découvrirent l’ETRACO.

Kripo prit une photo. Un aboiement retentit. Les deux flics sursautèrent : un chien beige et rachitique, doté de grandes oreilles, grognait sur le pont.

— Messieurs ?

Plus haut, un grand type aux allures de loup de mer les tenait en joue avec un fusil à pompe. Erwan reconnut le modèle — le fameux Remington 11–87 utilisé par l’armée américaine — et l’homme de la photo.

— Sébastien Redlich ? demanda-t-il sans perdre son sang-froid. Brigade criminelle. Vous avez un port d’arme pour cet engin ?

— À votre avis ? rit l’ethnologue en baissant son arme. Je suis chez moi et je n’ai de comptes à rendre à personne. Si vous voulez monter à bord, va falloir changer de ton.

Le flic sourit en retour et montra son badge :

— Je suis le commandant Erwan Morvan. Voici mon adjoint, le lieutenant Kriesler. Nous sommes venus vous poser quelques questions.

Redlich tendit le bras au-dessus de l’eau pour attraper le badge tricolore qu’il observa avec attention. Il avait glissé son fusil dans le creux du coude et sorti une torche d’une des poches latérales de son pantalon de treillis. Il paraissait vivre à l’africaine, sans électricité ni le moindre confort.

Erwan en profita pour l’observer. Si Lartigues avait créé la surprise, Redlich était tel qu’il l’avait imaginé : crado, mal rasé, flottant dans une chemise à carreaux de trappeur ouverte sur un tee-shirt portant le logo d’une marque de bière africaine. Le point fort de son visage décharné était d’énormes favoris qui lui donnaient un air de Wolverine ayant pris la pluie.

— Morvan, fit-il l’air soucieux, comme Grégoire Morvan ?

— C’est mon père.

— Montez, fit-il en rendant la carte. J’ai du café.

Exactement les mots prononcés par Lartigues quatre heures auparavant. Erwan nota un autre détail qui les rapprochait : Redlich boitait. Il se tenait de guingois et traînait la patte comme s’il avait une jambe de bois.

Encore un candidat éliminé pour le rôle du coureur de Fos. En empruntant la coupée de la péniche, Erwan n’eut pas l’impression d’avancer mais de reculer.

106

— Asseyez-vous, ordonna Redlich tout en s’activant au fond de la cabine.

Ils trouvèrent des tabourets graisseux sous une table de bois sombre. Tout ici semblait avoir brûlé : murs, meubles, rideaux… Un décor absolument noir. Seuls surnageaient des objets africains alignés sur les étagères. Fétiches yombé bien sûr, mais aussi figurines ornées de coquillages, masques de cuir ou encore sagaies qui évoquaient une véritable esthétique de la mort. Partout ailleurs, des livres. Le long des parois, encastrés dans les angles, tassés sur le sol, comme s’ils colmataient des brèches.

— Je cherchais justement un lieu pour fêter Halloween, souffla Kripo.

Le pire était l’odeur : un mélange d’algues, de carton humide, d’excréments animaux.

— Du sucre avec le café ? demanda l’ethnologue.

— Sans pisse de chat pour moi, fit Kripo à voix basse.

— Ta gueule. (Erwan se tourna vers Redlich.) Ça ira pour nous, merci.

L’ethnologue revint avec une cafetière italienne et des mugs ébréchés qu’il posa sur la table. La pénombre, sa claudication, l’eau noire à travers les hublots : l’atmosphère tirait franchement vers L’Amiral Benbow, l’auberge de L’Île au trésor.

— Vous venez pour les meurtres dont parlent les journaux ?

Il servit le café. Une odeur de terre brûlée s’ajouta aux accords déjà dissonants du lieu.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Erwan en notant la vivacité d’esprit de leur hôte.

— L’assassin a l’air d’imiter l’Homme-Clou mais visiblement, les journalistes ne connaissent pas ce fait divers.

— Selon nos renseignements, votre livre, Magie noire dans le Bas-Congo, est le seul qui évoque cette vieille histoire.

— Ça fait de moi un suspect ?

Pas la moindre trace d’inquiétude dans la voix. Plutôt l’agressivité typique des vieux râleurs anti-flics, anti-ordre, anti-tout.

— Un déséquilibré aurait pu vous lire et s’en inspirer.

— Dans ce cas, rit-il, ça vous fait peu de suspects. J’ai dû en vendre trois cents en dix ans.

— Parmi ces lecteurs, y en a-t-il qui vous ont contacté ?

— Non.

Toujours debout, il fouilla dans sa poche de poitrine et en tira une gitane maïs. Erwan pensait que ces clopes n’étaient plus en vente depuis longtemps.

— Jamais personne n’est venu vous interroger sur Thierry Pharabot ?

— Aucun souvenir de ça, fit l’autre en allumant sa cigarette.

— Pour votre chapitre consacré à l’Homme-Clou, qui avez-vous interviewé ?

— Dans les années 90, j’suis passé au Katanga. J’y ai rencontré des gars qu’avaient vécu l’histoire et même connu Pharabot. J’ai recueilli leurs témoignages.

— Vous avez gardé le contact avec certains d’entre eux ?

— Surtout des missionnaires, qui sont rentrés en Belgique.

Redlich contourna la table et marcha jusqu’à une commode. Il avait une manière particulière de boiter qui exprimait une sorte de rancœur traînarde. Il ouvrit un tiroir, farfouilla parmi des papiers, revint avec plusieurs cartes de visite et des noms inscrits au stylo sur des feuilles de carnet.

— Ces gens-là vivent aujourd’hui en région flamande.

Erwan passa les cartes à Kripo, qui les photographia.

— Et mon père, vous l’avez contacté ?

— Bien sûr, mais il a refusé de répondre.

— Pourquoi à votre avis ?

— Vous avez qu’à lui demander.

Redlich s’assit enfin au bout de la table, en glissant avec difficulté sa jambe raide. Plus que jamais Long John Silver.

— Et Pharabot lui-même, vous l’avez rencontré ?

— À la fin des années 80. Il était interné dans un asile psychiatrique près de Courtrai, en Flandre-Occidentale.

— On vous a laissé l’interroger ?

— Aucun problème. Il était très calme mais incohérent. De toute façon, il a refusé d’évoquer les assassinats ou son arrestation. Il m’a plutôt parlé de sa jeunesse.

— Je n’ai rien lu là-dessus dans votre livre.

— Mon livre porte sur la sorcellerie yombé, c’est pas la biographie d’un assassin.

Erwan ne résista pas à sa curiosité :

— Durant ses premières années, s’est-il passé des événements, des traumatismes qui pouvaient expliquer sa folie meurtrière ?

— Plutôt, ouais. Pharabot est né dans une famille de colons belges ruinés, dans la haute vallée de la Lukaya. Le père buvait, la mère sautait tout ce qui bougeait, Noirs compris. Très tôt, il a été livré à lui-même et a vécu parmi les ouvriers agricoles de la région, des Yombé pour la plupart. À douze ans, il a subi une initiation khimba qui a duré plusieurs mois.