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Lorsqu’il avait démarré sa carrière, on l’avait baptisé le Nettoyeur et ce titre lui avait longtemps collé à la peau. Il avait balayé devant la porte de la République. Il avait torché le cul des salopards. Et toujours en silence. Aujourd’hui, il le regrettait : il aurait dû être le plus bruyant possible, pour que les scandales éclatent, pour que les notables, les politiques, les puissants soient obligés de se regarder en face. Voilà pourquoi, dans son quartier, les fantômes de l’aube, ses semblables, pouvaient faire tout le bruit qu’ils voulaient.

Il s’installa derrière son secrétaire — un meuble signé Jean Prouvé, qu’il avait récupéré sur une scène de crime — et alluma son ordinateur pour vérifier ses mails. Rien de neuf sur Kaerverec. Il n’attendait pas de scoop particulier, pas avant que son fils ne s’y colle.

Il ne sentait pas cette affaire. Soit la version officielle tiendrait, soit la boîte de Pandore s’ouvrirait. Dans les deux cas, une cascade d’emmerdes. C’était surtout l’origine de l’affaire qui l’inquiétait. Il n’avait pas dit toute la vérité à Erwan. Avant le télex, il y avait eu un premier coup de fil : l’amiral di Greco, dont la seule voix sonnait comme un relent de ses pires souvenirs.

Morvan n’aurait jamais dû saisir son propre fils de cette enquête mais comme toujours, il avait agi d’instinct. Depuis quarante ans, on lui prêtait des calculs complexes, des stratégies tortueuses. On se trompait : il avait toujours pris ses décisions dans l’instant, sans la moindre hésitation. Du reste, il devait bien au vieil officier de lui envoyer son meilleur élément — Erwan, son propre sang.

Il passa aux choses sérieuses, ses messages secrets. À la belle époque, il lui suffisait de décrocher un téléphone rouge ou de lire quelques lignes anonymes qu’une barbouze lui apportait. Aujourd’hui, il devait se connecter par Skype à un ordinateur crypté, qui portait un IP situé en Tchécoslovaquie, puis pianoter plusieurs codes qu’une calculette lui fournissait après qu’il avait composé un premier mot de passe. En quelques années, son métier était devenu une espèce de branche incompréhensible de l’ingénierie informatique et électronique : les agents de renseignements passaient le plus clair de leur temps en formation ou dans les boutiques de téléphonie.

Il accéda à sa boîte noire. Un seul message, celui qu’il attendait : « Fin du coup. » Une expression laconique pour signifier que la mission était achevée. Depuis un mois, un fouille-merde qu’il connaissait de longue date, Jean-Philippe Marot, menait une enquête sur la Françafrique en général et sur lui en particulier. Il avait donné des ordres. L’appartement du journaliste avait été retourné, son ordinateur siphonné, les personnes qu’il pouvait interroger « briefées » ; Marot était en bonne voie pour déterrer les vieux cadavres. Morvan aurait pu le menacer mais cela n’aurait fait que l’encourager, essayer de l’acheter mais il serait resté de marbre : Marot ne visait ni le fric ni même la vérité, plutôt la gloire, la reconnaissance de ses pairs. Grégoire aurait pu aussi le discréditer mais cela n’aurait servi à rien. Qui de mieux qualifié qu’un pourri pour en démasquer un autre ?

Finalement, il avait tranché : régler le problème « par tous les moyens nécessaires ». Il aimait cette expression de Malcolm X mais il en préférait une autre : « Calmez-vous, les gars », c’était ce qu’avait dit le leader noir aux tueurs qui lui avaient tiré dessus plus de vingt fois.

« Fin du coup », cela signifiait que le danger était écarté. Accident malheureux ou suicide accompagné d’un mot de justification : la solution avait été définitive. Pernaud, son préposé aux corvées de bois, avait sans doute fait aussi le ménage côté notes et manuscrits, effaçant toute trace informatique. Même si un éditeur, un proche ou un avocat était au courant du projet, personne ne pourrait plus rien prouver et de toute façon ils seraient paralysés par la frousse.

Morvan ne demanderait rien de plus à son exécuteur : il avait passé l’âge des détails. En revanche, il comprit une des raisons inconscientes qui lui avaient fait envoyer Erwan en Bretagne : au moins son fils ne serait pas là pour fouiner du côté de la mort d’un journaliste…

Il retourna s’allonger sur le lit et ferma les yeux. Paupières brûlantes, migraine à l’arrière du crâne, sans compter le mal de dos. L’idée qu’on ait tenté de fouiller dans sa vie le mettait mal à l’aise. Il se prit à imaginer le chapitre qu’il aurait pu lui-même écrire sur ses jeunes années.

Tout avait commencé avec la violence. La violence de gauche, bien sûr.

1966. À vingt et un ans, Grégoire Morvan est un maoïste convaincu, tendance rouge sang. Il assure le service d’ordre des meetings, distribue des tracts, casse la gueule à tous ceux qui ne sont pas d’accord. Morvan n’est pas un révolutionnaire utopiste, il préfère la baston aux longs discours. En réalité, il déteste déjà tout le monde. Les fachos qui sont des enfoirés. Les gaullistes qui puent la vieille France. Les bourgeois qui pourrissent tout avec leur fric. Les prolos qui ne comprennent rien. Et même ses camarades gauchistes, qui ont une grande gueule mais rien dans le froc.

Surtout, il se hait lui-même. Venu de nulle part, sans un rond ni un diplôme, il s’est enrôlé dans la police comme simple gardien de la paix. Un révolutionnaire en képi, sifflet et pèlerine, ça la fout plutôt mal…

Mai 68 est sa chance. Ses supérieurs, qui ont entendu parler de ses penchants gauchistes, lui suggèrent d’infiltrer les rangs trotskistes et maoïstes. Il les envoie chier mais la proposition lui donne une idée. Il part s’inscrire au SAC (Service d’action civique), la police parallèle des gaullistes. Un ramassis de gros bras, d’anciens militaires et de malfrats munis d’une carte tricolore.

Aucun problème pour être intégré. Son profil de flic est sa meilleure garantie. En quelques jours, il est au courant de tout. Les opérations coup de poing, les fausses ambulances (les sbires du SAC, en blouse blanche, ramassent les étudiants blessés et les passent à tabac au siège, rue de Solferino), les missions d’infiltration (les mêmes, lookés étudiants, montent sur les barricades et provoquent les condés pour déclencher le pire).

Après une semaine à ce régime, il va voir Benny Lévy, leader de la Gauche prolétarienne, pour lui proposer ses informations. Lévy est enthousiaste mais Morvan veut du fric. L’autre est déçu. Le flic lui répond en citant Mao : « La bouse de vache est plus utile que les dogmes : on peut en faire de l’engrais. » Lévy grogne puis concède, du bout des lèvres, une somme. Deal.

Durant plusieurs semaines, Morvan vaque à ses occupations sur fond de voitures incendiées et de slogans hilarants : « La société est une fleur carnivore », « Aimez-vous les uns sur les autres », « J’emmerde la société et elle me le rend bien ». Le jour, il fait des rondes dans le 5e arrondissement, en uniforme. Le soir, il fonce à la fac, habillé en hippie. Plus tard, il se change encore, blouse blanche et nerfs de bœuf. À l’aube, il vend ses infos aux maos et repart pour un tour.

Il ne dort plus. Les katangais, des bagarreurs qui campent à la Sorbonne, lui ont filé des amphètes. Une nuit, une équipe du SAC est envoyée en urgence pour déménager les bureaux du général de Gaulle. Morvan est de l’expédition. Il vide les tiroirs, porte les cartons, remplit les camionnettes. Et au passage, subtilise des dossiers.

Une autre nuit, son groupe tombe sur un combat de rue. Les gars d’Occident viennent de graffiter un mur : « Tuez tous les communistes où ils se trouvent ! » Justement, ils ne sont pas loin. Les gauchos fondent sur eux. Bagarre. Les nervis du SAC se ruent dans la mêlée. Morvan perd les pédales. Alors qu’un facho est en train de démolir un étudiant, il intervient et démonte à son tour le salopard à coups de chaîne. Ses collègues du SAC ne comprennent plus rien. On l’arrête, il réplique, on lui cogne dessus, il s’enfuit.