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— En quoi ça consiste ?

— C’est dans mon livre. Il faut lire le chapitre de…

— On est là : faites-nous un résumé.

Redlich se racla la gorge — une brosse métallique sur une grille rouillée.

— La première étape est la circoncision à vif. La douleur fait partie de l’épreuve. Après, on fait boire au gamin un poison qui l’endort. Il meurt symboliquement. Quand il se réveille, on lui rase la tête et on l’enduit d’argile blanche. Alors seulement, l’enseignement commence. On lui apprend à parler aux esprits, à chasser, à encaisser. Khimba, ça veut dire « persévérer », « faire face »… L’enfant est fouetté, plongé dans un trou rempli de serpents, abandonné des nuits entières en forêt…

Erwan pouvait imaginer les effets d’une telle initiation sur un gamin occidental seul et sans repères.

— À l’époque, sa disparition n’a pas été signalée ?

— Je sais pas. Mais je vous le répète : ses parents étaient à la dérive et le petit avait l’habitude de vivre avec les Noirs sur les chantiers et les plantations.

— Selon vous, ce sont ces épreuves qui l’ont rendu fou ?

— Non, mais ça a pas arrangé les choses. Plus tard, il a été repris en main par des jésuites, au Katanga.

— À Lontano ?

— D’abord à Lubumbashi. Il a passé son bac puis a été envoyé à Lontano, où il a poursuivi ses études d’ingénieur. C’est à ce moment qu’il est apparu aux yeux de tous comme un nganga.

— Vous voulez dire : les autres Blancs ?

— Certainement pas. Même à la fac, Pharabot recherchait la compagnie des Noirs, ce qui à l’époque était plutôt original. Il passait pour un guérisseur très efficace. D’abord parce qu’il venait du Congo central — c’est comme ça qu’on appelait le Bas-Congo autrefois. Ensuite parce qu’il était blanc. Il était réputé pour s’être rallié les esprits les plus terribles : Mbola Mvungu, le bossu qui punit les voleurs avec la lèpre, Nzazi, le chiot tremblant qui descend du ciel comme un éclair et qui peut tuer les hommes en pissant dessus…

Erwan et Kripo se regardèrent : ces informations paraissaient loin de leur dossier.

— Faut bien comprendre un truc, continua Redlich qui s’échauffait, le nganga est le maître des secrets, l’ennemi des sorciers et des injustices. C’est un flic de l’au-delà, un garant de l’ordre. Des familles « mangées » venaient le voir, des malades le consultaient, des chefs de tribu imploraient son aide… Pharabot ne craignait pas le deuxième monde : c’était son terrain d’action.

— S’il était si célèbre, on a dû le soupçonner des meurtres, non ?

— Chez les Noirs, c’est sûr. Mais pas question d’en parler aux Belges. Faire couler le sang des Blancs pour appeler les esprits, c’était un geste très fort.

Erwan remarqua que la péniche oscillait. Un mouvement de balancier léger, mais suffisant pour vous déstabiliser l’oreille interne. Les odeurs aidant, il commençait à avoir la gerbe.

— À votre avis, quel a été le déclic du premier meurtre ?

— Aucune idée. Son statut de nganga lui valait des jalousies, des rivalités. Il a dû se persuader que des sorciers l’attaquaient, que des démons lui dévoraient l’esprit. Il lui fallait fabriquer des minkondi très puissants. (Redlich, l’œil fixe, observait le fond de son mug. Avec ses favoris et ses cheveux en broussaille, il avait vraiment la gueule de l’emploi.) À la fin, Pharabot s’enfonçait des aiguilles dans sa propre chair. Il était lui-même devenu un nkondi ! Café ?

Erwan refusa — il était au bord de vomir. Kripo, dans l’ombre, ne répondit pas. Soit il s’était endormi, soit il prenait discrètement des notes.

— À votre avis, reprit le commandant, comment le tueur actuel a-t-il pu entendre parler de l’Homme-Clou ?

— Y a mon livre. Y a le Katanga. Là-bas, l’affaire est célèbre.

— Quand vous avez lu la presse, vous avez été surpris ?

— Oui et non. L’histoire de Pharabot est peu connue mais elle a de quoi fasciner. Ce jeune gars, timide et rêveur, qui était en réalité un sorcier surpuissant. Un vrai superhéros.

— Plutôt un superméchant.

— Vous voyez ce que je veux dire.

Il se sentait de plus en plus mal : les odeurs de pisse, de bois mouillé, de gasoil et la brûlure du café dans sa gorge…

— Anne Simoni : vous aviez déjà entendu ce nom ?

— Jamais. J’l’ai lu dans le journal, comme tout le monde.

— Ludovic Pernaud ?

— Idem.

— Wissa Sawiris ?

— Vous en avez combien comme ça ?

Erwan posait ces questions pour la forme. Ni l’expertise de Redlich en matière de magie yombé ni la possession d’un Zodiac ne faisait de lui un suspect. Quant à sa patte folle, c’était une sorte d’alibi définitif.

— Je peux ouvrir la fenêtre ? demanda-t-il en se levant.

— Non. On est en dessous du niveau de l’eau. Venez dehors.

Erwan retrouva l’air frais avec soulagement. Kripo suivit, tenant discrètement son téléphone. Il ne prenait pas de notes : il enregistrait le témoignage à la manière d’un reporter.

— L’ETRACO amarré à l’arrière, vous l’avez depuis longtemps ?

L’ethnologue rit sans se gêner et balança sa gitane éteinte par-dessus bord.

— C’est donc ça : vous me soupçonnez.

— Pourquoi faites-vous le lien entre votre Zodiac et les meurtres ?

— Tous les articles ont mentionné le bateau du tueur. Un modèle Hurricane.

Erwan n’avait pas souvenir d’avoir livré l’info aux journalistes mais le 36 était le meilleur amplificateur de rumeurs qu’on puisse imaginer.

— Vous l’utilisez souvent ?

— Jamais. Il est mort. Si vous réussissez à le démarrer, j’vous paye un coup.

— Où étiez-vous le week-end du 8 septembre ?

— Ici, sur ma péniche. J’ai des voisins : vous pouvez leur demander. Y a eu un meurtre à cette date-là ?

— Et le mardi 11 septembre, à 18 heures ?

— Je donnais mon cours à Paris-Diderot. Trois cents témoins. (Il rit dans la nuit.) Ça, c’est un alibi !

À l’écart, Kripo faisait maintenant ami-ami avec l’horrible chien à tête de fennec.

— Dans la nuit du 12 au 13 ?

— Je dormais ici. Seul, malheureusement…

— Et hier soir ?

— Même régime.

Erwan regarda sa montre : 20 heures passées. Encore une visite pour rien. Il respira une grande goulée d’air humide, chargé des parfums des arbres sur la berge.

— Vous connaissez Ivo Lartigues ? demanda-t-il pour conclure.

— Bien sûr. Un des rares à avoir vraiment lu mon bouquin. Il s’intéresse à la magie yombé et à l’Homme-Clou. Il est venu me voir plusieurs fois à la fac. C’est devenu un ami.

— Comment le caractériseriez-vous ?

— Spécial. Dans sa tête d’artiste, ces sacrifices de bonnes femmes, ces sculptures taillées dans de la chair humaine ont beaucoup plus de valeur que ses propres trucs rouillés.

Erwan était d’accord.

Il appela Kripo et attrapa le garde-fou pour retourner vers la coupée :

— Je vous remercie, monsieur Redlich.

— Vous avez oublié de me poser une question.

— Laquelle ?

L’autre frappa le pont avec son talon :