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— L’histoire de ma jambe !

— Ça a un lien avec l’Homme-Clou ?

— Aucun. J’ai eu un accident d’avion dans les années 90 du côté du Muanda, à l’embouchure du Congo. Infection galopante. C’est un nganga qui m’a soigné. (Il donna un nouveau coup de talon, avec une sorte de joie lugubre.) Comme quoi, la magie yombé est perfectible !

107

Retour usine.

Quelques coups de fil en route. Tonfa prenait racine à l’IML. Favini courait après un fantôme — Pernaud. Audrey après un léopard — la Guerra na Selva — et un suicidé — Jean-Patrick Marot.

Levantin n’avait pas avancé non plus. Il attendait toujours les codes pour ouvrir le fichier des désincriminés permettant d’identifier le parent de la victime à venir, ou sans doute déjà exécutée. Quant aux prélèvements de sang sur les corps, aucun résultat. Il en était à sa quarantième analyse. Erwan lui avait ordonné de continuer : il était certain qu’un autre groupe sanguin allait sortir — celui de l’assassin.

Pour ne rien arranger, aucune nouvelle de Sofia.

— Ça te dérange pas si je te dépose ? demanda Kripo. Je veux repasser chez moi.

— Pas de problème.

Il aurait dû en faire autant : il puait la sueur et l’urine de chat. Mais l’idée de se retrouver seul entre ses quatre murs, à attendre le coup de fil de l’Italienne, l’effrayait. Il préférait macérer dans son jus au 36. Il franchit le portail, bifurqua vers l’escalier A, grimpa les marches dans l’obscurité.

— Y a quelqu’un pour toi, fit Audrey en le croisant au quatrième étage.

— Qui ça ?

— La grande bourgeoise qu’attend le flic viril. Un classique. J’l’ai foutue en salle de réunion.

Il n’avait jamais réussi à imposer le sens de la hiérarchie à Audrey. Il laissait courir : ses mauvaises manières étaient à la hauteur de ses résultats.

Il entra dans la salle, déserte à cette heure. Assise dans un coin, Sofia fumait, au mépris de toutes les règles. Tremblante, au bord des larmes, elle avait l’air sanglée sur une chaise électrique.

Erwan s’approcha. Son cœur produisait le cognement sourd d’un sac de boxe.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Ferme la porte, ordonna-t-elle en écrasant sa clope par terre.

Erwan s’exécuta. Elle sortit de son Balenciaga une enveloppe kraft, format A4. Préambule habituel d’une catastrophe.

— Mon avocate a engagé une agence d’intelligence économique.

— C’est quoi ?

— Un détective privé. Spécialisé dans les affaires de fric. Il a découvert que ton père détient 16 % du capital de Coltano.

— C’est pas un scoop.

— Une société luxembourgeoise en possède 18 %.

— Quel nom, la boîte ?

— Heemecht.

Nouvelle connexion : l’entreprise qui transportait les clous d’Afrique appartenait aussi aux actionnaires de Coltano.

Sofia alluma une nouvelle cigarette, faisant claquer ses lèvres sur le filtre. Il ne l’avait jamais vue aussi tendue.

— Ce sont des chiffres publics, non ? demanda-t-il pour calmer le jeu.

— Ce qui n’est pas public, c’est la personnalité qui est derrière Heemecht.

— Qui ?

— Mon père.

Erwan avait beau s’accrocher à son rôle de flic impassible, il perdait pied :

— Comment ça ?

— Depuis la fondation du groupe, mon père possède 18 % de Coltano. Et avant cela, il était aussi actionnaire de la boîte de ton père qui raffinait le manganèse.

— Tu veux dire que nos vieux sont rivaux au sein des mêmes sociétés ?

— Non. Je veux dire qu’ils sont associés en Afrique depuis toujours. Ils se sont partagé les parts que les Africains leur ont laissées au sein des compagnies d’exploitation minière et au passage, ils se sont foutus de notre gueule.

Erwan secoua la tête : ça ne tenait pas debout.

— Tu ne connais pas l’histoire, répliqua-t-il. Mon père avait des relations privilégiées avec Mobutu, le président de l’époque, grâce à une enquête criminelle qu’il avait résolue. Le Zaïre, ça fait loin de Florence et…

— Mon père a toujours eu des affaires là-bas. Il prétendait qu’il travaillait dans les anciennes colonies italiennes, comme l’Éthiopie, mais il mentait : son fief était le Congo.

— Ils nous auraient joué la comédie ? Pourquoi ?

— Pour nous manipuler, Loïc et moi. Pour provoquer notre rencontre et nous marier.

Ce n’était plus de la parano : Sofia était en roue libre.

— Dans quel intérêt ?

— Réunir leurs parts en Afrique à leur mort.

Cigarette au bec, elle ouvrit l’enveloppe kraft et lui tendit une liasse de feuillets imprimés. La colère la rajeunissait et renforçait sa beauté.

— Tout est là. Selon l’enquêteur, ni ton père ni le mien n’ont jamais pu acquérir plus d’actions au sein de Coltano. C’est un contrat tacite avec les généraux africains. Pas question qu’ils aient l’un ou l’autre plus de 33 %.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est la minorité de blocage et qu’ils deviendraient, de ce fait, les véritables patrons. Quand on peut dire non, on décide de tout par défaut.

— Je comprends toujours pas leur intérêt dans votre union.

— On s’est mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Quand les vieux mourront, leurs parts tomberont dans la corbeille et on deviendra, Loïc et moi, propriétaires de plus de 33 % de Coltano. On aura donc, en cogestion, la minorité de blocage. Les Congolais ne pourront rien faire contre ça : Coltano est une boîte française.

— Puisqu’ils seront morts, rétorqua Erwan, de plus en plus troublé, où sera la victoire ?

— Ils auront uni leurs royaumes en mariant leurs enfants. À travers nous, ils prendront enfin le pouvoir.

— Vous ne serez pas les seuls à hériter des actions de Coltano. Y a tes sœurs. Y a moi, y a Gaëlle.

Avec une sorte de rage triomphale, elle sortit un autre document de l’enveloppe :

— Un extrait du testament de ton père. Je te l’ai déjà dit : il lègue toutes ses parts de Coltano à Loïc.

Par réflexe, il détourna le regard comme s’il s’agissait d’un tabou, d’un texte sacré dont la lecture lui était interdite. Il y avait quelque chose d’obscène à pouvoir lire les projets de son père au-delà de sa mort. En même temps, il se dit que le détective de Sofia assurait : dégoter un document pareil revenait à posséder les codes de l’arsenal nucléaire français.

— Je me suis aussi procuré celui de mon père. Même topo. Crois-moi : le coup était bien préparé.

Erwan se résigna à lire. C’était la preuve, noir sur blanc, de la machination. Il comprenait maintenant la rage inexplicable de Morvan à l’égard du divorce de Loïc. Cette séparation ruinait ses plans.

— À l’époque, rien ne garantissait que vous alliez vous marier, argumenta-t-il encore, pour la forme.

— Tu parles. Il suffisait de nous faire nous rencontrer. Loïc était un demi-dieu et je n’étais pas mal non plus.

Prends ça dans la gueule.

— Vous auriez pu faire un contrat de mariage.

— Mon père, comme le tien, exigeait un contrat de séparation de biens. On s’est empressés de faire le contraire. Le problème des jeunes et de leur rébellion, c’est qu’il n’y a rien de plus prévisible.

Erwan lui rendit le document sans un mot.

— C’est une OPA par le sang, conclut Sofia. En voulant tout me donner, il m’a tout pris…

Sa coiffure, d’ordinaire si lisse, était désordonnée. Elle transpirait abondamment et, pour une fois, les pores de sa peau étaient dilatés.