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— Et que vous avez arrangé leur rencontre.

— Vrai aussi. Ça te choque ?

— Non. Mais il y a une chose qui m’échappe. Si j’ai bien compris, tu veux exploiter de nouvelles mines dans le dos de Coltano.

— Exact.

— Pourquoi cherches-tu à spolier un empire que tu comptes offrir à tes enfants ?

— Parce qu’il y a le court terme et le long terme. Aujourd’hui, la meilleure idée, c’est de rafler la mise, le plus rapidement possible. Après, on verra où ça nous mène et ce qu’il restera de l’« empire », comme tu dis, après la guerre et notre mort…

— Comment tu peux miser sur Loïc et Sofia pour diriger une telle boîte ? Ils y connaissent rien.

— Ils seront toujours meilleurs que les Négros.

— Un jour, il faudra que tu me dises si tu aimes l’Afrique ou si tu la détestes.

— La réponse est dans la question : mon cœur balance toujours. C’est tout ?

Son fils lui paraissait anormalement sûr de lui : il lui cachait quelque chose. Sur l’enquête ? Loïc ? Sofia ? Morvan conserva le silence. Sa méthode préférée : rester tapi dans l’ombre et surveiller sa proie.

— Je suis aussi venu te parler de Jean-Philippe Marot.

Il savait que le meurtre de Pernaud provoquerait une réaction en chaîne. Et le tueur le savait aussi.

— Le journaliste qui s’est suicidé ?

— J’ai eu peur que tu fasses semblant de ne pas être au courant.

— Je suis au courant de tout. Pourquoi tu me parles de lui ?

— Ludovic Pernaud a été repéré autour de son domicile quelques jours avant sa mort.

— Et alors ?

— Pernaud était une barbouze. Un mec qui a dû « suicider » pas mal de gars dans sa vie, le plus souvent sur tes ordres.

— Fais attention, un flic ne peut pas porter de telles accusations sans preuve.

— Marot : c’est toi ou non ?

— Pourquoi j’aurais ordonné son exécution ?

— C’était un fouineur de première. Il préparait peut-être un truc qu’il fallait étouffer.

Morvan se posta devant la fenêtre, dos à son fils. Il aimait se tenir ainsi, les mains dans les poches : le capitaine sur le pont du navire. Face à lui, l’avenue de Messine offrait son habituelle rectitude, hautaine et distanciée.

— Tu te trompes d’époque, fiston. On ne bute plus les gens comme ça. On vit à l’heure du consensus mou et du politiquement correct. Personne ne croit plus en rien sauf aux causes qui coûtent pas un rond : l’écologie, l’altermondialisme… C’est loin, c’est vague et pendant ce temps-là, on fait les soldes chez Colette.

— Arrête de tourner autour du pot. Réponds-moi.

Il soupira et se dirigea vers une table où étaient posées bouilloire et tasses en grès. La théière en fonte était déjà chaude. Il la saisit et y versa l’eau bouillante.

— T’es sûr que tu veux pas une infusion ayurvédique ? C’est celle que Loïc nous a rapportée du Tibet.

Erwan ne prit même pas la peine de répondre. Morvan se servit une tasse, humant le parfum épicé. Il buvait cette mixture chaque soir avant de se coucher.

— T’es saisi de l’enquête ? demanda-t-il.

— Y a pas d’enquête et tu le sais.

— Marot était un fouille-merde de la pire espèce, finit-il par admettre. La plupart de ses analyses étaient fausses et les scandales qu’il a levés des pétards mouillés.

— Tu l’as fait tuer, oui ou non ?

— Tu peux pas me mettre tous les morts sur le dos.

— Si Marot avait creusé dans une direction gênante, c’est toi qu’on aurait appelé.

— Il existe un jeu de dupes entre les journalistes et le pouvoir. On les laisse révéler de pseudo-scandales. En échange de quoi ils ne touchent pas aux vrais sujets qui fâchent.

— Sur quoi travaillait Marot ?

— Qui s’en soucie ? C’est déjà de l’histoire ancienne.

— Je ne peux pas croire que tu aies fait buter ce mec sans le moindre état d’âme.

Morvan vint s’asseoir dans un fauteuil, près du canapé où se tenait son fils :

— Tu sais ce que disait Lê Duc Tho, le général vietnamien ? « Il meurt un homme sur terre chaque seconde : il est bon, de temps en temps, qu’une de ces morts serve une cause. »

— Lê Duc Tho était un fanatique.

— Lauréat du prix Nobel de la paix, tout de même.

— Il l’a refusé !

Morvan leva sa tasse :

— Bien joué, mon fils.

— Quelle cause pourrait servir la mort de Marot ?

— La seule qui vaille : l’ordre du pays. L’unique question que tu devrais te poser, c’est : comment et pourquoi le nouvel Homme-Clou sait-il tout ça ?

— Je suis encore assez grand pour mener deux enquêtes à la fois. Si je trouve quoi que ce soit qui démontre ta culpabilité sur ce coup, tu tomberas. Tu payeras pour tes crimes, j’en fais le serment.

— Je paye chaque jour, crois-moi, à ma façon. L’Homme-Clou, où t’en es ?

— J’ai aucune raison de parler à un témoin. Je devrais dire : un suspect. À chaque nouveau pas dans cette affaire, ton implication devient plus flagrante.

Le fiston commençait à appuyer douloureusement sur la plaie. Son soulagement à propos de sa fille s’évaporait comme la fumée du thé.

— Alors, va bosser au lieu de m’emmerder ! fit-il avec irritation.

— C’est toi qui m’as dit de me concentrer sur les faits matériels, l’origine des clous et autres.

— Et alors ?

— Ces clous sont importés par une boîte luxembourgeoise : Heemecht. Tu connais ?

Morvan ignorait que Heemecht convoyait cette vieille ferraille. Le tueur cherchait-il à impliquer aussi le Rital ? Une certitude : son mobile se trouvait en Afrique centrale.

— Tu connais ma réponse. Ces clous, qui les achète ?

— Lartigues.

Il y avait donc encore des faits majeurs qui lui échappaient… Une leçon d’humilité pour l’homme omnipotent qu’il croyait être.

— Montefiori, reprit son fils, il était à Lontano ?

— Oui.

— Comme di Greco ?

— Où tu veux en venir ?

— Qu’avez-vous donc fait en Afrique pour susciter tant de haine ?

Morvan but une gorgée brûlante et répondit d’un ton vague :

— C’est si loin…

Erwan se dirigea vers la porte sans un mot.

— Méfie-toi, Erwan. Trop de pistes ne donnent pas une route mais un labyrinthe.

— C’est la phrase du jour ?

Il disparut dans l’escalier, laissant son père assis dans son fauteuil.

Péniblement, Morvan se leva et tourna le verrou. Le tiroir de sa table de chevet était encore ouvert. Avant de le fermer, il saisit son arme — un Beretta 92FS en inox, qui tirait quinze balles 9 mm Parabellum plus une dans la chambre.

— Si vis pacem, para bellum…, murmura-t-il.

« Si tu veux la paix, prépare la guerre. » C’était de cette devise latine qu’était né le nom du calibre. Il remit le pistolet en place.

Lui, toute sa vie il avait préparé la guerre, il n’avait jamais trouvé la paix.

109

— La station de métro, c’est Jacques Bonsergent !

Le jeune flic rougissait en répétant sa phrase : il en avait sans doute marre des plaisanteries que cette homonymie suscitait. Gaëlle le trouvait plutôt mignon. Sous l’effet des sédatifs, elle évoluait dans un demi-rêve et la présence de ce puceau était comme une douce berceuse.

Elle avait beau être vêtue d’un ensemble-survêtement, caban sur les épaules, cela n’altérait pas son charme, elle le sentait. Elle lui avait proposé de faire quelques pas jusqu’au bout du couloir. Près des distributeurs de boissons, on pouvait entrouvrir une fenêtre basculante : Gaëlle avait envie d’une cigarette. Le bleu aussi. Ils étaient là à fumer, guettant d’un œil l’arrivée d’une infirmière et devisant tels des étudiants dans un recoin de fac.