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Erwan repéra aussi les adeptes du fétichisme médical dont Anne Simoni faisait partie. Les infirmières, peu nombreuses (trop vulgaires), cédaient la place aux handicapés sanglés de ferraille, aux Monsieur Bétadine, nus et vernis à l’ocre de la tête aux pieds, aux Mademoiselle Garrot ficelées comme des rosbifs avec des lanières de caoutchouc. En minorité, les SM mimaient des scènes de soumission et de domination : des messieurs sévères, costume de notaire et fume-cigarette, des dandys opiomanes du XIXe siècle, en robe de chambre, marchaient à quatre pattes, tenus en laisse et cravachés par des girls d’une revue animalière : chiennes ébouriffées, léopardes à longue queue, panthères soyeuses…

En se frayant un passage, Erwan découvrait de nouveaux styles, de nouveaux délires : momies bandées, camisoles, marins façon Querelle de Brest, religieuses de vinyle… Sans compter les seins, les langues, les visages percés, les épaules ou les cuisses scarifiées. Quant aux tatouages, le sous-texte de la soirée était inscrit sur les cous, les reins, les bras, les gorges…

Ce n’était pas du SM. Ce n’était pas une partouze. Ce n’était même pas une fête — l’alcool et la drogue étaient interdits, des panneaux le stipulaient partout, et les buffets étaient végétariens. C’était une réunion d’extraterrestres qui avait, Erwan devait l’admettre, une beauté étrange.

Dans une deuxième salle, toujours aussi peuplée, des crocs de boucher pendaient au plafond. À ces crocs étaient suspendus des corps. Des êtres humains bien vivants, à l’horizontale, planant en toute quiétude au-dessus du chaos général, les chairs distendues par les hameçons géants. Sur la piste, ça dansait, ça hurlait, ça se cognait dans un pogo endiablé. Les larsens de guitare se mêlaient aux sifflements des perceuses et aux martèlements des basses. Des cracheurs de feu se taillaient la part du lion en provoquant une ola à chaque geyser.

Erwan trouva un couloir obscur, éclairé seulement par des écrans vidéo exhibant des horreurs. Une jeune femme se faisait arracher les dents à la tenaille. Un adolescent aux allures d’éphèbe était écorché vif. Des opérations chirurgicales se déroulaient sous une lumière crue. Impossible de dire si ces atrocités étaient simulées ou réelles.

Nouvelle salle. Changement d’atmosphère. Plus de musique ni de flashs : la pièce avait été aménagée selon les préceptes de l’architecture japonaise — du bois, seulement du bois, sans clou ni ciment. Erwan devina que Lartigues avait ouvert ses appartements privés à ses invités.

Il fendit les rangs pour découvrir le spectacle : une Japonaise, nue et dodue, ligotée la tête en bas, se tordait en gémissant, évoquant une chenille prisonnière d’un cocon de soie ; un maître achevait de la ficeler avec d’infinies précautions. Quand Erwan sentit une érection venir, il déguerpit. Il commençait à être hypnotisé par cette soirée hors norme. Transpirant, excité, il était comme une arme chargée entre les mains d’un enfant. Un accident pouvait vite survenir.

Du point de vue de l’enquête, il perdait son temps ici. Qu’espérait-il ? Trouver le nouvel Homme-Clou parmi ces tarés ?

Pièce suivante. Retour de la marée sonore. Funk des années 70. Svastikas lumineux sur les murs. Dans un coin sombre, il repéra un attroupement. Une femme immense — elle devait mesurer près de deux mètres — était suspendue par les bras, les jambes largement écartées par des sangles de retenue. Son corps, hissé à un mètre du sol, surplombait l’assistance. Elle était entièrement vêtue de latex noir à l’exception de l’entrejambe, nu et épilé. Les lèvres de sa vulve béaient comme les pétales d’une orchidée. Erwan, gagné par la folie générale, pensait tout à la fois aux lignes d’un coquillage et à la double hélice de l’ADN… Face à ses cuisses ouvertes, un nain torse nu, bandé de lanières de cuir comme un gladiateur, dansait en roulant des épaules, faisait des moulinets disco avec ses bras courtauds et ne cessait de tourner la tête comme si son cou abritait un prodigieux mécanisme. Le sexe de la femme semblait prêt à l’avaler…

On lui avait déjà parlé du fist-fucking mais on était visiblement passé ce soir à un autre stade. Il détourna les yeux et jouait des coudes pour remonter la foule quand il tomba sur un gaillard en combinaison carmin, appuyé sur un déambulateur. Le diable rouge arracha sa cagoule : c’était Redlich. Il portait autour du cou un grand Christ souriant sur sa croix, comme jouissant de ses blessures.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda le flic, ravalant sa surprise.

— Comme vous : je mate.

— Vous appartenez à la communauté ?

— Y a pas de communauté. On se réunit, elle est là. On se sépare, elle est plus là.

Redlich s’éloigna du groupe — Erwan le suivit, remarquant que son déambulateur était hérissé de lames de rasoir.

— Ça vous plaît ? s’enquit l’ethnologue.

— Pas mal comme bal costumé.

— Vous vous trompez. Ce soir, personne n’est déguisé. C’est quand chacun va au boulot, dans la semaine, avec sa cravate et son petit sac à l’épaule, qu’il est au carnaval. La société nous oblige à nous travestir, ici nous redevenons nous-mêmes.

Le lieu n’était pas idéal pour une conversation philosophique.

— Et le sang ? hurla Erwan. Les horreurs sur les écrans ?

— Le corps n’est qu’un passage.

— Et les gars pendus aux crochets, les filles attachées ?

— La souffrance nous élève. Regardez Jésus… Nous sommes tous des mutants.

— Cette mascarade, demanda-t-il de guerre lasse, ça a un lien avec la magie yombé ?

Délaissant son déambulateur meurtrier, Redlich lui agrippa le bras :

— Aidez-moi. On va à côté.

Erwan le soutint comme s’ils se trouvaient dans les jardins paisibles d’une maison de retraite. À mesure qu’ils avançaient, les sonorités funk reculaient et cédaient la place à de nouvelles trépidations électro. Redlich avait enroulé son bras autour du cou d’Erwan — le flic sentait la brûlure du latex dégoulinant sur sa nuque.

La nouvelle salle ressemblait aux précédentes : projecteurs tournoyants, sol bétonné, blitzkrieg sonore. La seule différence était que la foule était scindée en deux groupes. Corsets, harnais, muselières, prothèses se faisaient face, à cinq mètres de distance. On se jaugeait, on s’admirait, on semblait attendre le coup d’envoi d’une danse à l’ancienne, menuet ou quadrille.

Ce fut autre chose qui survint : parmi des flots de fumée, des hommes chauves, vêtus de longs manteaux de cuir, soutenaient sur leurs épaules un palanquin de bois drapé de noir. Une rumeur s’éleva dans la salle, couvrant d’un coup les pulsations de la musique. Les Fantômas, les danseuses à barbe, les militaires à moustache cirée s’approchèrent, essayant d’apercevoir la divinité qui se cachait derrière les voiles opaques. Erwan suivit le mouvement — il était au cœur d’une secte, le gourou arrivait enfin.

Lorsque les rideaux s’écartèrent, au milieu des hurlements des invités, il eut un recul. La chaise à porteurs abritait une femme nue qui se tenait dans la position d’Anne Simoni sur les quais : assise, genoux groupés sous le menton, bras noués autour des jambes. Son corps entier était hérissé de clous, de tessons et de lames.

Le palanquin oscillait parmi le public. La femme n’était qu’une sculpture de résine à taille humaine, un simple mannequin d’exposition. Les clous, les miroirs brisés et la ficelle provenaient sans doute d’une vulgaire quincaillerie. Tout ça était à la fois ridicule et répugnant, mais la vénération des disciples était bien réelle. Les bras se levaient, les murmures s’amplifiaient autour de la Vierge suppliciée.