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Erwan pivota pour s’enfuir. Un choc contre sa jambe droite. Il baissa les yeux : Ivo Lartigues le toisait dans sa chaise roulante. Il était entièrement emmailloté de bandes Velpeau, façon momie. Seul son visage était nu, grimé de cendres grises qui lui donnaient l’air d’un spectre carbonisé.

— Vous cherchiez un suspect ? ricana-t-il. Je vous en offre trois cents !

111

Elle avait sillonné tout l’étage : pas de Sergent. Résignée, elle était retournée l’attendre dans sa chambre. Elle ne pouvait imaginer qu’il l’ait laissée tomber. D’abord, il n’aurait jamais désobéi aux ordres. Ensuite, le petit flic semblait apprécier sa compagnie. Du moins l’espérait-elle…

Nouvelle tournée. Elle remonta le couloir. Seul le halo des réverbères par les fenêtres lui permettait de s’orienter. Soudain, elle s’arrêta. Du bruit dans une chambre. Elle tendit l’oreille. On aurait dit les giclées d’un tuyau d’arrosage. La porte était entrebâillée. De brusques éclats de lumière s’en échappaient.

Elle risqua un regard et mit plusieurs secondes à comprendre ce qu’elle voyait. On avait tiré un rideau autour d’un lit. Un homme y était allongé. Un jet de sang sortait de sa gorge selon une pulsation régulière. Une silhouette se tenait immobile à son chevet, moulée dans une combinaison noire. Avec effroi, Gaëlle réalisa que les lueurs sporadiques étaient les flashs du mobile que l’homme braquait sur le moribond.

Elle réussit à ordonner les éléments du tableau. La victime était sans doute Jacques Sergent. Le photographe, le tueur. Il était habillé comme un de ces clowns des soirées fetish. Au fond de son cerveau, Gaëlle se souvint même du nom de la combinaison d’origine japonaise qu’il portait : une « zentaï ».

À ce moment, l’assassin tourna la tête dans sa direction. Sans réfléchir, elle piqua un sprint dans le couloir.

Au bout de deux cents mètres, elle tomba sur la porte de l’étage : fermée, bien sûr. Elle regarda derrière elle, le cœur dans la gorge, s’attendant à voir le monstre sur ses pas : personne. Peut-être ne l’avait-il pas repérée ? Au même instant, elle aperçut une porte ouverte. Elle s’y engouffra et découvrit une chambre vide. Deux lits sans matelas. Des placards en fer. Une salle de bains.

Elle s’y glissa et se recroquevilla dans la cabine de douche derrière le rideau de plastique, regrettant aussitôt son idée : la première qu’aurait le tueur en pénétrant ici. Mais elle avait besoin d’un espace clos pour réfléchir. Appeler au secours ? Ce serait révéler sa position. Réveiller les autres malades ? Assommés de médocs, ils ne lui seraient d’aucune aide. Elle pouvait aussi frapper les tuyaux, les radiateurs — un principe dans les asiles d’aliénés : le contact du métal sur un autre métal déclenche l’alarme, les infirmiers n’ont qu’à toucher une canalisation avec leurs clés et c’est l’alerte générale. Mais elle ne portait aucun métal : on lui avait tout pris.

Elle était coincée dans sa propre souricière. Les secondes lui paraissaient se dilater dans les ténèbres. Elle ne tremblait pas, elle était saisie de véritables convulsions. Sinistre ironie : elle qui avait essayé de se tuer la veille ne voulait plus mourir.

Soudain, une nouvelle idée : Jacques Sergent avait sans doute un passe. Elle devait sortir de son trou. Retourner dans la chambre. Fouiller ses poches.

Au pire, elle trouverait son portable et appellerait Erwan.

Elle entrouvrit le rideau, redoutant de découvrir l’homme en zentaï devant elle, couteau à la main. Personne. Elle se coula hors de la salle de bains et risqua un œil dans le couloir. Personne.

Peut-être était-il parti ? Qui était-il ? Un fou qui s’était échappé d’une autre unité ? Non. Le costume, la facilité avec laquelle il s’était introduit dans cette unité verrouillée démontraient qu’il n’était pas un otage de l’hôpital. C’était l’hôpital qui était son otage — et elle en particulier. Elle était la cible. Il était tombé sur Sergent et l’avait éliminé, voilà tout.

Elle trottina vers la chambre du crime, longeant les murs comme si cela pouvait la rendre invisible. Le couloir avait l’immobilité d’un paysage minéral. Elle respirait avec difficulté. La pression de l’air lui paraissait augmentée, l’oxygène raréfié.

Dans son dos, des pas.

Elle retint un cri et s’assit sur ses talons, espérant se fondre dans la pénombre. Les pas se rapprochaient. Des semelles de crêpe sur le linoléum.

Tout à coup, elle le vit.

Un infirmier. Ou un simple veilleur de nuit, blouse blanche et torche électrique. La peur glissa sur elle comme une cire redevenue liquide. Elle bondit sur ses jambes et courut vers lui. Elle criait mais aucun son ne sortait de sa bouche. Les ténèbres ne lui avaient pas rendu toutes ses facultés.

Elle était à vingt mètres quand la créature surgit derrière l’homme.

Le temps qu’elle imprime cette image, une autre s’y superposait déjà : bras moulé de laque noire, main gantée, lame qui s’enfonce dans la gorge. L’image suivante fut un geyser de sang jaillissant de la carotide de l’infirmier.

Gaëlle se plaqua contre le mur. La victime s’écroula puis rebondit aussitôt sur le sol, prise de violents spasmes. Le tueur fixait Gaëlle. C’est du moins ce qu’il lui sembla — sa cagoule n’avait pas d’orifice apparent. Souvenir éclair : ce genre de masque altère la respiration. À la clé, un plaisir décuplé au moment de l’orgasme.

Elle voulut fuir. Au lieu de ça, elle resta tétanisée par terre, incapable du moindre mouvement. Ses tempes étaient prises dans un étau, ses membres bloqués, sa vue se brouillait…

Il la regardait toujours. Son visage absolument noir évoquait un moignon de cuir. Elle s’attendait à ce qu’il bondisse sur elle. Mais il se baissa et ôta, sans se presser, la blouse trempée de sang du cadavre. Il l’enfila avec volupté et Gaëlle comprit qu’il jouissait de cette nouvelle tenue. Fétichisme. Perversité. Convulsion tordue d’une âme déshumanisée.

À quoi bon bouger ? Aucune issue nulle part. Quelqu’un avait dit : « Quand tous les possibles sont éliminés, que reste-t-il ? L’impossible. » Elle songea aux clés dans les poches de l’infirmier gisant aux pieds du tueur.

Sans réfléchir, elle bondit vers l’homme cagoulé. Le temps qu’il réagisse, elle était déjà sur le cadavre et palpait les poches du pantalon. Pas de clé. L’autre leva le bras pour frapper. Gaëlle esquiva le coup, se jetant sur le côté, revint à la charge. Cliquetis à la ceinture : le trousseau sous ses doigts, mais retenu par un dérouleur extensible.

Une main l’arracha du sol. Le couteau trempé de sang s’abattit sur elle. Elle eut un sursaut en arrière, qui déséquilibra son agresseur. Elle se retrouva sur les fesses ; les clés lui avaient échappé mais l’autre l’avait lâchée. Elle détendit sa jambe, le touchant au genou — sans résultat apparent.

La main gantée la saisit par les cheveux. Elle se débattit encore et balança un nouveau coup de pied, qui l’atteignit à l’aine — elle avait visé les couilles. Cette fois, le colosse recula. Ce fut suffisant pour qu’elle se relève et s’enfuie.

Le piège demeurait et elle n’avait pas réussi à s’emparer des clés. Elle dépassa la salle des repas. Une simple chambre où des tables avaient remplacé les lits. Elle se rua sur la fenêtre, toujours pas de poignée.

Elle était acculée mais malgré sa panique, elle vit autre chose : un passe-plat à porte guillotine, sur sa gauche. Le dispositif qui avait fait le bonheur de tant de films de poursuites était bien là, fidèle au poste. Elle l’ouvrit d’un geste et réalisa qu’elle pourrait se blottir à l’intérieur.