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Quand le tueur apparut sur le seuil — il avait pris le temps de se débarrasser de sa blouse —, elle s’était déjà glissée dans le compartiment et tendait le bras pour actionner le mécanisme.

La dernière chose qu’elle vit fut la main noire entre les deux vantaux qui se refermaient. Lorsque la plateforme plongea dans l’obscurité, une phrase lui traversa la tête comme une blague démente : Le dîner est servi !

112

La mezzanine de l’atelier était isolée par une paroi vitrée — sans doute le poste du chef de gare de l’époque. Elle faisait office de cabine où deux moines en robe de bure, casque sur les oreilles, mixaient en chœur. L’espace devait être insonorisé — les déchaînements sonores du bas étaient largement étouffés. Erwan avait l’impression d’être dans le cockpit d’un bombardier : il contemplait à l’abri les effets des missiles balancés par les soutes.

Après la parade de la femme-clou, Lartigues l’avait guidé jusqu’à un ascenseur pour rejoindre ce refuge.

— L’Homme-Clou est donc pour vous l’objet d’un culte ? demanda Erwan.

— Le mot est un peu fort, disons qu’il est devenu une sorte de légende.

— Le fait qu’il ait tué neuf femmes, ça ne vous gêne pas ? Je veux dire : neuf vraies femmes dans la vraie vie.

L’infirme fit rouler son fauteuil et se posta face à la baie qui s’ouvrait sur une mer de crânes blancs, de cagoules luisantes, de casquettes piquées d’or. Le palanquin avait été placé au bout de la pièce comme un autel sacré.

— J’ai l’impression que vous n’avez pas compris l’esprit des no limit.

— Je dois dire que j’ai décroché depuis un moment.

L’infirme tourna la tête et fixa Erwan. Cette nuit, le roi était un pharaon aux yeux cernés de noir.

— Approchez et regardez.

Le flic s’exécuta, à contrecœur.

— Toutes les tendances sont ici représentées : médicale, militaire, SM… À chaque fois, il s’agit d’une illustration du pouvoir. En réalité, ces hommes et ces femmes recherchent leur enfance.

— Je n’aurais pas deviné.

— Je parle du traumatisme qui a marqué leurs jeunes années. La piqûre du docteur, l’autorité de la loi, incarnée par le costume militaire, la domination du père ou l’angoisse de la castration…

Erwan comprit qu’il allait avoir droit à un cours de psychanalyse.

— Le monde fétichiste veut régler ses comptes avec le passé. Revivre ses blessures originelles mais dans sa peau d’adulte, en contrôlant ses émotions, en dépassant sa peur. Derrière chaque costume, il y a une revanche. On devient le médecin, l’autorité, la menace. Et si on joue le patient, le prisonnier, la soubrette, c’est en plein accord avec soi-même. Ces soirées sont des catharsis.

Erwan se demanda quel costume il choisirait, lui, pour exorciser ses terreurs d’enfance. Il réalisa avec malaise qu’il le portait déjà : celui du flic, celui du père.

— Et le latex ?

— Le latex…, répéta Lartigues dans un soupir de volupté. C’est un amplificateur de sensations. Un courant d’air et vous grelottez. Quelques mouvements et vous brûlez. Ces danseurs pourront remplir plusieurs verres de sueur quand ils retireront leur combinaison.

— C’est répugnant.

— Non, c’est le mode de vie suprême. Vous êtes à la fois nu et caché. Vous devenez un pur organe gansé de peau.

— C’est bien ce que je dis : c’est répugnant.

Lartigues secoua la tête. Son corps emmailloté évoquait un arbre mort couvert de Sopalin. Erwan était tiraillé entre le rire et l’angoisse.

— Vous avez entendu parler de la vorarephilie ?

Rien que le mot promettait.

— Le fantasme d’être avalé vivant, continua l’artiste, sans morsure ni blessure. Soudain, on se retrouve dans l’estomac du serpent. Le latex, c’est ça : retourner dans l’obscurité utérine. Sans compter la jouissance de la pression.

— J’allais l’oublier.

— Ne soyez pas sarcastique. Le désir est toujours fondé sur un obstacle, une retenue. Vous avez remarqué ici le nombre de sangles, de lanières, de prothèses ? Le corps doit être contraint pour mieux jouir le moment venu.

Erwan regarda sa montre : près de minuit. Ces conneries avaient assez duré. À contempler ces tarés qui se trémoussaient moulés comme des saucisses ou décorés de médailles en plastique, il était encore une fois en train de gâcher de précieuses heures.

— Je ne vois toujours pas le rapport avec l’Homme-Clou et ses victimes.

— L’Homme-Clou, le vrai, était un fétichiste. Il essayait de se protéger en rejouant ses propres traumatismes.

— Il ne se déguisait pas en aubergine, il tuait des femmes.

— Face aux monstres qui le menaçaient, sa souffrance était intolérable.

— Vous lui trouvez des excuses ?

— Je ne le juge pas. Si vous voulez coincer aujourd’hui votre tueur, vous avez intérêt à entrer en empathie avec sa psyché et à oublier votre rationalité méprisante.

— Merci du conseil. (Avant de partir, il revint à des considérations plus concrètes.) D’après nos renseignements, Anne Simoni avait des pratiques… très particulières. Elle appréciait des techniques invasives de type médical. Connaissez-vous des gens qui partagent ce penchant ?

— Je vous l’ai dit : je ne connais personne.

— Existe-t-il un forum, un lieu où ces adeptes se contactent ?

— Non. Encore une fois, nous n’utilisons jamais de techniques traçables. Pas de noms, pas d’attaches.

Un bref instant, Erwan fut tenté d’appeler une escouade de flics et d’embarquer tout le monde. Il renonça aussitôt : inutile. D’ailleurs, il n’en avait pas le droit : pas l’ombre d’un délit ici, sinon le tapage nocturne.

Il se souvint qu’Anne Simoni se fournissait dans une boutique spécialisée. Il fallait plutôt envoyer quelqu’un, dès demain, rafler le fichier clients — à supposer qu’il existe.

— Que pensez-vous de Sébastien Redlich ? demanda-t-il pour finir.

— Redlich est un ami. Grâce à lui, j’ai mieux compris les rouages de la magie yombé et j’ai pu fonder mon œuvre sur ces énergies occultes.

— Est-ce que le nom de Jean-Patrick di Greco vous dit quelque chose ?

— Di Greco… Le pauvre… En voilà un qui a réglé tous ses problèmes.

Erwan avait posé la question au flan.

— Vous le connaissiez ?

— Bien sûr. Il était des nôtres, depuis des années.

— Des vôtres ? Je croyais que la communauté n’avait pas de membres.

— Je veux simplement parler d’un cercle d’amis intéressés par l’Homme-Clou et la magie yombé.

— Redlich fait lui aussi partie du fan-club ?

— Oui.

— Qui d’autre ?

— C’est tout, je dirais.

Encore un mensonge mais il n’avait peut-être pas perdu son temps. Il retenait pour l’instant l’image d’un sacré trio forcément lié à la série de meurtres. Il prit congé de la momie et gagna la sortie.

Il remontait la villa Bel-Air quand son portable vibra. À l’écran, Levantin.

— J’ai enfin eu accès à la liste des incriminés, fit le technicien sans préambule.

— Qui est le parent de la prochaine victime ?

— Toi.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Levantin, qui affichait en toutes circonstances un calme olympien, avait cette fois la voix qui chevrotait :

— Y a aucun doute. Ton ADN a été plusieurs fois archivé pour te désincriminer sur des sites d’enquête. Les cheveux de la femme présentent une grande proximité chromosomique. T’as une sœur, non ?