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— Je te rappelle.

Erwan raccrocha et contacta aussitôt Kripo :

— Envoie les flics les plus proches à l’hôpital Sainte-Anne. Tu y files aussi avec les autres, je suis déjà en route.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Pavillon Broca. C’est là qu’est hospitalisée Gaëlle. Tu envoies la cavalerie !

113

Kripo arriva le premier sur les lieux. Audrey et Tonfa dix minutes plus tard. Quand Erwan y parvint à son tour, les trois OPJ dirigeaient les opérations alors que des flics en uniforme sécurisaient le périmètre — toute l’allée Maupassant. Les agents de l’IJ, masque et combinaison blancs, pénétraient dans le pavillon comme s’il s’agissait d’une zone contaminée placée en quarantaine.

Bien qu’à Paris les médecins légistes soient interdits de séjour sur les scènes de crime, Kripo avait appelé Riboise. On avait évacué patients et personnel dans d’autres blocs, en attendant de les interroger.

Ne restaient plus que les cadavres.

Deux, selon les premières constatations : Jacques Sergent et un infirmier du nom de Philippe Battesti.

Ni l’un ni l’autre n’avaient dépassé la trentaine. Égorgés à l’aide d’une lame crantée, modèle couteau de chasse ou arme de combat. Le tueur avait frappé chaque fois d’un geste très sûr, crevant l’artère carotide externe ; la pression du cœur avait suffi à vider le corps en quelques secondes. Les victimes avaient été pétrifiées par le coup — ce qui est rarissime : d’ordinaire, même en cas de plaie cardiaque, le mourant se déplace toujours sur plusieurs mètres.

Des exécutions. Techniquement sans bavure.

Erwan écoutait Riboise dans la cour avec, en guise de ponctuations, les éclairs blancs et bleus des véhicules.

— T’auras le rapport d’autopsie de Pernaud sur ton bureau demain matin.

— Merci. Tu t’occupes de ces deux-là ?

— Non. Je vais me coucher. J’ai pas dormi depuis soixante-douze heures, avec tes conneries de clous. J’ai l’impression d’avoir passé trois jours à épiler des cactus. Quand vas-tu mettre fin à ce merdier ?

Proche de la retraite, Riboise lui parlait comme à un gamin. Alors qu’il s’éloignait, cartable à la main, Erwan se tourna vers Kripo :

— Où est Gaëlle ?

— On l’a installée dans le pavillon Pinel, à cent mètres d’ici.

— Où on l’a trouvée ?

— Dans des buissons, près de ce pavillon justement.

— Comment elle est ?

— Compte tenu de ce qu’elle a vécu, pas trop mal.

— On l’a interrogée ?

— Non. On t’attendait.

— Comment elle a réussi à s’en sortir ?

— Par le passe-plat, comme dans les films.

Aucune inflexion ironique dans sa voix : Kripo n’aurait pas osé. Erwan lançait des coups d’œil de droite à gauche. Il cherchait son père, redoutant de le voir apparaître entre les éclats des rampes des fourgons.

— Je veux la gamme complète. Tu t’organises avec les autres ?

— C’est fait.

— Le quartier est bouclé ?

— Tous les flics de la rive gauche sont sur le coup.

— Qui a fait les premières constates ?

— Un OPJ du poste du coin, boulevard de l’Hôpital. Rémy Amarson.

— Il est là ?

— Il nous a passé le relais : il rédige son PV au poste.

— Le substitut ?

— C’est une femme qu’est de permanence. Elle arrive.

Erwan ne demanda même pas son nom — rien à foutre. Il fit un signe explicite : le Scribe gérerait une fois encore le versant paperasse.

— Je vais voir Gaëlle.

Il se dirigea vers le pavillon sans un mot de plus. Dans la lueur intermittente des gyrophares, le campus ressemblait à un village de campagne terrifié. On distinguait un clocher, un édifice en pierres de taille qui aurait pu être la mairie, des maisons coiffées de tuiles rouges. On repérait aussi des visages hallucinés aux fenêtres : des malades, tous réveillés. Il songea à des enfants. On était venu les agresser chez eux. Contrairement aux idées reçues, les déments sont pour la plupart très vulnérables. En tête de liste des personnes agressées dans la rue.

Cette nuit, un fou bien plus redoutable avait profané leur territoire. Un loup-garou venu pour tuer sa sœur — aucun doute là-dessus — avait éliminé tous les obstacles sur sa route.

Sur le seuil du pavillon, les bleus indiquèrent le chemin à Erwan. Gaëlle était installée au troisième étage. Escalier. Tout le bâtiment bruissait d’une rumeur étouffée. Les fous chuchotaient. Les infirmiers montaient la garde. Sur leur visage, on lisait la peur et la consternation. Un de leurs collègues était mort, frappé par une folie étrangère au site. Un comble. Sainte-Anne se souviendrait longtemps de cette nuit blanche.

Au troisième, nouveau check-point. On l’accompagna. Les plafonniers étaient allumés et les murs blafards brillaient comme des miroirs. Une tristesse agressive, obscène, régnait partout. Erwan n’avait pas encore pensé à Jacques Sergent. Il allait devoir aussi assumer ça : il avait placé un jeune flic devant la porte de sa sœur sans la moindre légitimité. Il pourrait toujours prétendre que Gaëlle avait besoin d’être protégée, après les analyses des cheveux et des ongles trouvés dans le corps de Pernaud, en falsifiant les horaires des résultats. Dans tous les cas, il était responsable de la mort d’un homme de vingt-sept ans. Il songea aux funérailles, aux parents, à la décoration posthume…

Il frappa à la 322, n’obtint aucune réponse, ouvrit pour découvrir sa petite sœur qui fumait, assise sur un lit sans drap ni couverture. Il remarqua qu’elle portait des ballerines qui lui parurent accentuer sa fragilité. Il eut envie de la serrer contre lui mais chez les Morvan, ça ne se faisait pas. Si après un suicide et une agression meurtrière il n’était pas capable d’exprimer sa tendresse à sa frangine adorée, quel événement déclencherait des effusions dans ce clan maudit ?

Il s’approcha, toujours aussi raide, et se contenta d’un « Ça va ? » du même ton qu’il aurait ordonné : « Vos papiers ! »

Gaëlle leva les yeux : elle pleurait à chaudes larmes.

— Prends-moi dans tes bras, murmura-t-elle.

Erwan s’agenouilla et l’étreignit avec douceur — porcelaine si fissurée qu’elle semblait près de se briser à la moindre pression. Il n’aurait su dire combien de secondes passèrent ainsi. Sa seule conviction était que leur peau, pour une fois, n’était plus une armure.

Au bout d’un long moment, il se remit debout et se posta face à la fenêtre, de nouveau sec comme une trique. Le retour du flic inflexible. C’était ça ou pleurer jusqu’à l’aube.

— Comment ça s’est passé ?

— Je sais pas…, fit-elle en allumant une cigarette avec la précédente.

Elle balança le mégot et l’écrasa du talon. Le lino en était déjà jonché. Enfin, elle raconta son histoire : une sorte de cauchemar éveillé où un tueur en combinaison de latex s’était livré à un véritable carnage. Il ne pouvait croire à une telle synchronie, lui qui au même instant assistait au bal des vampires villa du Bel-Air.

D’une voix atone, Gaëlle apporta une précision surréaliste :

— La combi, on appelle ça une « zentaï ». La cagoule n’a aucun orifice visible. La maille permet de voir et de respirer, mais d’une façon altérée.

Il revit les hommes-organes chez Lartigues. La vorarephilie. Il se souvint aussi des photos sur les murs de l’atelier, quelques heures plus tôt. L’une d’elles représentait un visage entièrement moulé de cuir. Tout est lié.