Planqué dans son commissariat, il fait profil bas, mais l’affaire remonte jusqu’à ses supérieurs. Détail aggravant : l’extrémiste qu’il a tabassé n’est autre que Pierre-Philippe Pasqua, le fils de Charles, alors vice-président du SAC. Le Corse exige la tête du traître mais obtient le résultat inverse : les flics, dont beaucoup sont encartés à la SFIO, ne tolèrent pas que le SAC leur donne des ordres. Finalement, Morvan sauve sa peau mais il doit remettre sa démission.
C’est alors qu’il se souvient de ses dossiers — ceux qu’il a volés chez de Gaulle et qui fourmillent de détails sur des opérations « feu orange », comme on disait à l’époque. Négociation. Il est maintenu dans la police mais envoyé au Gabon pour former la garde rapprochée du président Bongo. Il doit se faire oublier.
Grégoire se leva et se dirigea vers la salle de bains. Lumière. Toujours cette vieille gueule de crocodile. Pas la force de se souvenir de la suite. Comment il s’était lié, en Afrique, avec ses ennemis d’hier. Comment la racaille de droite — anciens de l’OAS, barbouzes exilées, voyous qui en savaient trop — lui avait appris le métier. Comment il avait arrêté l’Homme-Clou et rencontré le diable en personne…
Il plongea sous la douche. De retour à Paris, il n’avait plus jamais agi pour des motivations politiques. Il avait seulement œuvré au nom de l’ordre, c’est-à-dire pour préserver une forme de pérennité dans l’agitation.
Chemise. Bretelles. Costard. Comme chaque matin, le contact des tissus raffinés lui procura une secrète sensation d’invulnérabilité. Effet du fric ? Du pouvoir ? Ou simplement de l’habitude ? Il éprouvait ce que devait ressentir chaque général le matin dans son uniforme.
Il songea au bref voyage qu’il avait effectué avec son fils au Congo. Comme d’habitude, il n’avait pas dit le quart de la moitié de la vérité à Erwan. Il se foutait de la mort de Nseko — sans doute une histoire de rivalité entre Négros — et son probable successeur, Mumbanza, ne le dérangeait pas. Morvan s’était seulement déplacé pour s’assurer que ses projets n’avaient pas transpiré. Il n’excluait pas que Nseko ait été torturé et qu’il ait essayé de sauver sa peau en lâchant des informations. Or, d’après ce qu’il avait pu entendre, personne n’était au courant de ses combines. Tout roulait donc, et finalement, la mort de l’Africain l’arrangeait plutôt : un homme de moins dans le secret. Il avait aussi profité de sa présence à Lubumbashi pour passer quelques coups de fil à ses équipes sur le terrain : a priori, tout avançait comme il l’espérait dans le Nord…
Tout en nouant sa cravate, il alluma la radio. France Info. La veille, le président François Hollande avait promis un recul du chômage d’ici une année et un choc budgétaire sans précédent. Les bombes pleuvaient sur Alep. Zainab, sept ans, survivante du massacre de Chevaline, était sortie du coma. Bernard Arnault, en route vers la Belgique, assurait toujours vouloir payer ses impôts en France. Un journaliste free-lance, Jean-Philippe Marot, s’était tué en se jetant de la fenêtre de son appartement, au neuvième étage…
Morvan éteignit le poste et enfila sa veste. Deux bonnes nouvelles. Silence complet sur Kaerverec. Quelques mots sur la disparition d’un journaliste…
Il glissa son Macbook dans son cartable dont il boucla les attaches chromées. Sur le seuil de sa chambre, il chercha quelques phrases grandioses pour conclure sa petite évocation du passé.
Il n’en trouva pas.
Il fallait continuer le boulot, c’est tout.
9
— Où on est ?
— On a dépassé Saint-Brieuc. Il reste encore cent cinquante bornes.
— Putain…
Erwan ne voyait pas le bout du voyage. Il avait conduit de 5 à 7 heures avant de passer le volant à Kripo, puis somnolé sans vraiment réussir à dormir. Neuf heures du matin. L’Alsacien écoutait, en sourdine, des pièces pour luth d’Anthony Holborne, un compositeur anglais, paraît-il, du XVIe siècle. Pas désagréable comme berceuse, mais un peu crispant tout de même.
Un souvenir lui revint, fugitivement. Le Finistère, Finis terrae : la fin de la Terre. On n’aurait su mieux dire. Il avait l’impression de rouler depuis trois jours.
— Y a une station-service. Arrête-toi.
Kripo prit la voie d’accès et stoppa près des pompes. Pendant qu’il faisait le plein de la Volvo, Erwan rejoignit le bar-supérette. En attendant son café, il prit la mesure de la sinistrose ambiante. Effluves de graisse sous les plafonniers. Routiers sortant des chiottes en remontant leur braguette. Soûlards au comptoir, déjà bien attaqués. Malgré ce tableau déprimant, il but son café avec plaisir. Il éprouvait une chaleur réconfortante. Goût de l’expresso, corps endolori, reprise du boulot…
Kripo le rejoignit et commanda un crème. Il posa sur le zinc un dossier et, sans préambule, se lança dans un historique du mur de l’Atlantique :
— À partir de 1942, les Allemands ont transformé les grands ports bretons en forteresses pour faire face à la menace anglo-saxonne. Saint-Malo, Brest, Lorient, Saint-Nazaire…
Erwan dut faire un effort pour se souvenir que la victime, du moins ce qu’il en restait, avait été découverte dans un bunker. Le discours de Kripo lui rappelait surtout un détail : l’origine de son surnom. Quand on avait appris à la BC que Philippe Kriesler était alsacien, on l’avait tout de suite appelé Kripo, pour Kriminal Polizei, le nom de la Brigade criminelle de Berlin. Erwan avait engueulé l’étage : ce service était connu pour avoir participé à l’extermination des malades mentaux et des juifs. Mais les conneries ont la vie dure au 36. Le surnom était resté et, l’habitude aidant, tout le monde avait oublié le patronyme du Troubadour.
— C’était comme au temps des cathédrales, poursuivait celui-ci avec exaltation. Les architectes, les ingénieurs, les artisans de l’organisation Todt se déplaçaient le long du littoral et construisaient à tour de bras…
Par un obscur atavisme, l’Alsacien nourrissait une haine irrationnelle envers les Allemands tout en étant incollable sur le IIIe Reich. Son discours matinal le prouvait — il n’avait pas eu le temps de potasser la question dans la nuit : il parlait de mémoire.
— Regarde ce que j’ai trouvé chez moi, confirma-t-il en déployant une carte. La topographie des constructions de Sirling !
Erwan découvrit une île solitaire, au-dessus d’Ouessant, à cinq kilomètres du littoral, face au village de Kaerverec. Sur ce fragment de terre, des sigles désignaient les constructions des compagnons de Todt. Pas moins d’une trentaine. À chaque logo correspondait un type d’édifice : casemate, blockhaus, dôme, mur antichar, tourelle… Des photos illustraient la carte. Certains ouvrages étaient franchement bizarres : des étoiles aux pointes d’acier s’appelaient des « hérissons tchèques », des puits protégés par des couvercles de fer, enfouis parmi les herbes, se nommaient « tobrouks »…
— Ces photos n’ont rien à voir avec leur aspect de l’époque. Tout était camouflé. Les gars peignaient dessus des petites barrières blanches, des fausses fenêtres. Ils foutaient du crépi gris pour donner l’aspect de la roche au béton !
Le nombre de constructions sur l’île soulignait encore ce hasard hallucinant : le missile avait justement touché le seul abri où un homme s’était planqué.