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— Il bosse vraiment à l’ambassade ?

— Il est surtout propriétaire d’une galerie d’art, rue de Seine.

Nouvelle convergence. Avec un peu de chance, Irisuanga vendait des minkondi du Bas-Congo à Lartigues et Redlich.

— L’autre fait marquant, continua Amarson, décidément plus avisé qu’il n’en avait l’air, c’est qu’il est une vedette dans son pays. Un ancien athlète olympique.

— Quelle discipline ?

— Course à pied. J’ai pas compris quelle épreuve. Il a rapporté de l’or ou de l’argent des JO de Los Angeles, en 1984. Il avait vingt ans.

L’athlète qui courait si vite sur la coupée du porte-conteneurs à Marseille. Une galerie qui vendait peut-être des statues mayombé. Le profil fetish et la combinaison zentaï. Sa proximité de l’hôpital Sainte-Anne quelques minutes après l’agression de Gaëlle…

Erwan s’adressa au médecin punk :

— Vous vous y connaissez en soirées fetish ?

— Ça fait partie de mon domaine de compétence.

— Vous avez entendu parler des no limit ?

— Dans ce milieu, c’est le top. Les plus cinglés se réunissent sous ce nom pour…

— Vous saviez qu’il y en avait un cette nuit ?

Le médecin et le capitaine de police échangèrent un coup d’œil.

— Elle se déroulait chez leur gourou : Ivo Lartigues, près de la porte de Vincennes.

— Dans ce cas, Irisuanga y allait plutôt, répondit Amarson. Quand on l’a interpellé, il marchait vers la place d’Italie.

Erwan ne quittait pas des yeux Balaga :

— Lartigues : vous connaissez ce nom ?

— Oui. Un sculpteur. Et aussi un « gourou », comme vous dites. Il est très connu dans le milieu des modifications corporelles.

— Sébastien Redlich ?

— Jamais entendu parler.

— Faut y aller, souffla Amarson. Quand son avocat sera là, on…

— Je l’interroge seul, prévint Erwan. Personne n’entre dans cette putain de pièce avant que je n’en aie fini.

115

Joseph Irisuanga ne ressemblait à rien de connu sur la planète Terre. Deux cornes sous-cutanées se dressaient au niveau des tempes et une ligne de rivets lui descendait du sommet du front jusqu’à la base du nez. Pas de sourcils. Des yeux aux iris rouges. Des oreilles aux lobes dilatés par des cylindres. Tout cela aurait pu donner un résultat artificiel, répugnant ou comique. Irisuanga semblait au contraire révéler ici sa vraie nature — mutant entre chair et fer.

Erwan s’assit face à lui et s’efforça d’avoir l’air naturel.

— C’est une zentaï ? demanda-t-il pour la jouer cool.

Pas de réponse.

— Ça ne vous gêne pas pour respirer ?

Pas de réponse.

Erwan se demanda s’il comprenait le français. En réalité, le suspect n’avait aucun intérêt à parler. Il lui suffisait d’attendre son avocat et de repartir les mains dans les poches, si sa combinaison en avait.

Irisuanga saisit son gobelet de café — une attention du comité d’accueil — et le leva comme pour trinquer avec Erwan. Sous le latex, on devinait ses ongles taillés en pointe. Dans le rôle du prédateur de Sainte-Anne, le Nigérian faisait un candidat exceptionnel.

— Je sais qui vous êtes, dit-il enfin.

Sans doute une invitation au dialogue.

— On se connaît ?

— Moi, je vous connais. Vous étiez à la soirée tout à l’heure.

— Vous y étiez aussi ?

— J’ai l’air de revenir de l’Opéra ?

Avec une tête pareille, Erwan ne s’attendait pas à cette décontraction, cet humour. Joseph Irisuanga avait une voix suave et profonde. Il parlait un français parfait, presque sans accent : ses syllabes paraissaient doublées de velours.

Erwan sentait l’alibi se profiler :

— Il y avait beaucoup de costumes cette nuit.

— Vous savez qu’ils correspondent à des univers différents ?

— On m’a expliqué ça, oui. Des amis à moi : Lartigues et Redlich.

— Les maîtres de cérémonie…

— Vous les connaissez ?

— Des frères de sang.

— C’est une façon de parler ?

— Non.

Erwan choisit d’en revenir au bon vieux ton de flic :

— Lartigues et Redlich pourraient témoigner de votre présence villa du Bel-Air entre 22 heures et une heure ?

— Ils ne sont pas les seuls : une trentaine de personnes confirmeront.

— Au moment de votre interpellation, vous marchiez dans la direction opposée. Où alliez-vous ?

Le Nigérian sourit — Erwan s’habituait au mutant.

— Je ne sais pas de quoi vous m’accusez au juste mais si votre seul indice est le sens de ma marche, vous êtes mal parti.

— Répondez.

— J’ai quitté la soirée à une heure, souffla-t-il avec lassitude. J’ai pris un taxi boulevard Soult. Il m’a déposé au coin de la rue de la Glacière.

— Ça ne me dit toujours pas où vous alliez : d’après vos papiers, vous habitez dans le 16e arrondissement.

— Vous devrez vous contenter de cette réponse. Je n’impliquerai personne dans cette histoire.

— Quelle compagnie, le taxi ?

— Aucune idée. Faites des recherches : un client comme moi, en général, on s’en souvient.

— Où étiez-vous dans la nuit du vendredi 7 au samedi 8 septembre ?

— À Lagos, au Nigeria.

— Quand êtes-vous arrivé à Paris ?

— Samedi, à 19 heures.

— Des témoins peuvent certifier ces faits ?

— Ma famille. Plusieurs ministres. Appelez la compagnie aérienne. Je crois qu’on perd notre temps, vous et moi.

Erwan fit comme s’il n’avait pas entendu :

— Vous êtes propriétaire d’une galerie d’art.

— Actionnaire et gérant, plutôt.

— Vous êtes spécialisé dans l’art africain ?

L’autre rit encore, dévoilant ses canines meurtrières. Ses iris rouges avait la précision d’une visée laser.

— Un Négro ne peut rapporter que des statuettes du pays, c’est ça ?

— Je pensais…

— La galerie Onyx expose quelques-uns des peintres et des photographes les plus cotés en ce moment. Et ils ne sont pas africains.

Le body-mod lui échappait comme une savonnette. Malgré son allure, malgré ses liens avec Redlich et Lartigues, malgré sa proximité avec la scène de crime, on ne pourrait rien faire pour l’inculper ni le retenir.

— Vous pratiquez quelle religion ?

— J’appartiens à une église pentecôtiste de Lagos.

— Vous n’êtes pas animiste ?

— Encore un cliché. Vous cherchez un sorcier ou quoi ?

— S’il vous plaît.

Irisuanga perdait patience :

— En Afrique, on est tous animistes. Changez de culte, la brousse est toujours là. Et les esprits avec.

— Le culte yombé, ça vous dit quelque chose ?

— Ça vient du Congo, non ?

Il prit soudain un accent africain sur le mode goguenard :

— Patron, ça fait vrrrrraiment loin de chez moi.

Irisuanga était intouchable et il le savait.

— Qu’est-ce que vous avez fait comme études ?

— Un cursus à Oxford.

— Quelle discipline ?

— Littérature anglaise et histoire de l’art.

— Pas de médecine ?

— Non.

— T’as jamais pratiqué la chirurgie ? T’as jamais charcuté tes petits copains fetish ?

Erwan s’était levé, l’air méchant. Son baroud d’honneur. C’était sans doute la dernière fois qu’il l’interrogeait. Irisuanga le regardait par en dessous, avec calme. Il avait posé ses mains à plat sur la table : deux anneaux sous-cutanés formaient des reliefs inquiétants à leur surface, comme si des veines circulaires y couraient.