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— J’en ai marre de vos conneries, fit-il d’une voix lasse. Si vous voulez me mettre les meurtres de l’Homme-Clou sur le dos, va falloir trouver autre chose.

— Je n’ai parlé ni de meurtres ni de l’Homme-Clou.

Le Nigérian éclata d’un rire franc, glacé comme du cristal :

— Je me suis donc trahi ? Après les articles dans la presse ? Après la séance chez Lartigues ? Vous croyez quoi ? Qu’un Africain n’a aucune jugeote ?

Erwan marcha vers la porte et l’ouvrit en grand :

— Vous êtes libre, monsieur Irisuanga.

— J’ai toujours été libre.

Dans le couloir, Amarson l’attendait, l’air préoccupé.

— Le bavard est là, fit-il à voix basse.

Irisuanga les rejoignit sur le seuil : il toisa les deux flics avec mépris. Machinalement, Erwan plongea la main dans sa poche et en sortit son portable. Il l’alluma et vérifia ses messages. Levantin. Rappel.

— Ok, fit l’expert de but en blanc. Au soixante-douzième échantillon prélevé sur Anne Simoni, on a trouvé un autre sang que le sien.

— Où exactement ?

— Derrière l’oreille gauche, comme on fait avec le champagne. (Il eut un ricanement amer.) Sans doute pour se porter bonheur.

— Quel groupe ?

— O-. On a du bol : O+ et on l’avait dans l’os. C’est celui d’Anne Simoni et de Ludovic Pernaud.

— Quelque chose de particulier sur ce groupe ?

— Il est assez rare mais ça fait quand même des millions de suspects.

— Est-il spécifique aux ethnies africaines ?

— Je crois pas, non. Je vais vérifier.

Au bout du couloir, Irisuanga s’entretenait avec son avocat, également d’origine africaine. Le nouveau venu n’avait rien à voir avec les bavards habituels qui arrivent débraillés au commissariat pour tirer leur client de la mouise. Celui-là avait l’air de sortir tout droit de Vogue hommes — à trois heures du matin.

— Avec cet échantillon, tu peux tirer un caryotype ?

— C’est en route.

— Continue les analyses sur Ludovic Pernaud.

— Sans blague ?

À cet instant, l’homme aux iris rouges tourna la tête et lui balança un regard amusé. Des gars en uniforme passèrent. Erwan n’en était pas certain mais il lui semblait que le mutant lui avait fait un clin d’œil.

— Dernière chose, fit Levantin. Ça veut peut-être rien dire mais on a déjà un O — dans la boucle.

— Qui ?

— Thierry Pharabot lui-même. J’ai vérifié dans son dossier de Charcot.

Erwan ne voulait pas céder aux grandes frayeurs irrationnelles : l’Homme-Clou de retour d’entre les morts…

— Pharabot a été incinéré en 2009 et il nous reste encore plusieurs millions de candidats pour le rôle. Rappelle-moi quand tu auras du nouveau.

Il sortit à la recherche de Kripo. Le joueur de luth devisait avec les plantons sur le trottoir, tout en se roulant une cigarette.

— Alors ? fit-il distraitement.

La fatigue aggravait sa nonchalance naturelle.

— Me demande pas, ça vaudra mieux. Où t’en es des dossiers médicaux de Lartigues et de Redlich ?

— Je pense qu’on les aura demain matin.

— Il me faut aussi celui d’un dénommé Joseph Irisuanga. Ils te donneront ses coordonnées ici. Je te préviens, ça va être chaud : il est nigérian et protégé par son immunité diplomatique.

Kripo ne parut pas effrayé par cette nouvelle difficulté. Il fourra sa clope entre ses lèvres et sortit son carnet :

— Tu veux savoir s’il est vacciné ?

— Je veux connaître son groupe sanguin, ainsi que celui des deux autres. Je veux l’intégralité des soins qu’ils ont reçus depuis qu’ils sont nés.

Il ne pouvait plus se sortir cette idée de la tête : le sang de Pharabot signait le corps d’Anne Simoni. Impossible de croire à une simple coïncidence. En même temps, le prodige était inexplicable.

— Irisuanga : tu penses que c’était lui à Sainte-Anne ? demanda son adjoint.

— Je pense qu’on doit lâcher la proie pour l’ombre.

— C’est-à-dire ?

— Pharabot est derrière toute l’affaire, et pas seulement comme modèle.

— Je comprends rien à ce que tu racontes.

Erwan éclata de rire :

— Moi non plus, j’avoue…

116

Gaëlle fonctionnait en autonomie complète, comme les ordinateurs en cas d’orage ou de court-circuit. Elle ne tirait plus aucune énergie ni sensation du monde extérieur. Pourtant, dans son demi-sommeil, elle perçut le bruit de la porte de sa chambre qui s’ouvrait lentement. Elle ne reconnut pas tout de suite la silhouette sur le seuil.

Elle dut allumer pour l’identifier : le dernier visage qu’elle s’attendait à voir ici. Sofia Montefiori en personne.

— Je peux entrer ?

Il était quatre heures du matin (on lui avait rendu sa montre) et Sofia resplendissait. Elle avait une fraîcheur incorruptible, une vitalité invariable de neige éternelle — pas de saison, pas de trêve, la beauté toujours.

— Bien sûr, fit Gaëlle d’un ton rauque, se recoiffant en un geste réflexe.

L’Italienne attrapa une chaise et s’installa près du lit.

— T’es venue avec Loïc ?

— Faut que tu t’habitues à me voir sans lui.

— Bien sûr…, répéta-t-elle faiblement. Les flics t’ont laissée entrer… à cette heure ?

— Tu oublies que je m’appelle aussi Morvan.

Gaëlle sourit. Elle aurait voulu se retrancher derrière son habituelle agressivité mais le cœur n’y était plus.

— T’es au courant ? demanda-t-elle en faisant un effort pour se redresser.

— Loïc m’a téléphoné.

— Je veux dire… de tout ?

Sofia acquiesça en sortant un paquet de cigarettes :

— On peut fumer ici, non ?

L’odeur de la chambre était une réponse en soi. Gaëlle observa sa belle-sœur qui allumait une Marlboro. Elle avait toujours été jalouse de son teint mais aujourd’hui, c’était différent : à y regarder de plus près, l’Italienne avait des cernes et sa peau luisait comme de la mauvaise graisse. Elle remarqua aussi, avec surprise, des rides au coin de ses yeux : on appelait ça des pattes-d’oie mais c’étaient plutôt des serres d’aigle. Son divorce ?

— T’en veux une ?

— Non, merci. J’ai déjà trop fumé. C’est gentil de venir me voir.

— Je voulais te parler de quelque chose.

Chaque fois que ses paupières tombaient, le tueur cagoulé revenait. Gaëlle ouvrait les yeux et c’était pire : elle voyait sur les murs beiges les corps convulsés de Jacques Sergent et de l’infirmier.

Sofia attaqua une histoire à dormir debout selon laquelle leurs deux pères se connaissaient depuis des lustres et avaient secrètement organisé le mariage de leurs fils et fille respectifs dans le but de réunir leurs parts de Coltano. Elle paraissait si obsédée par ses découvertes qu’elle ne soupçonnait pas à quel point tout cela était dérisoire comparé à la violence de cette nuit.

Gaëlle avait envie de rire. Les plans des vieux ne l’étonnaient pas mais l’idée qu’elle aurait pu aussi détruire l’héritage du couple parfait était jouissive.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

Elle sursauta : elle avait décroché depuis un moment. La fatigue. Les sédatifs.

— C’est-à-dire ? marmonna-t-elle au hasard.