— Bon, fit distraitement Erwan en posant sa tasse. On y va ?
— Attends, je demande une note.
Kripo avait une allure originale. Très grand, costaud, cheveux gris noués en queue-de-cheval, il portait une veste en velours couleur prune, un foulard orange et des camarguaises élimées qui peluchaient comme un vieux fauteuil. Il oscillait entre le biker déglingué et le professeur d’arts plastiques proche de la retraite.
En fait de note, il faisait remplir à la pauvre caissière un mémoire de frais. Sourire d’Erwan. L’Alsacien était à la fois un homme de rigueur et un rêveur. Un intello allergique à l’action. Le genre de flic qui pouvait rester cinq minutes devant une éclaboussure de sang, cherchant à la déchiffrer comme s’il s’agissait d’une tache d’encre de Rorschach.
Erwan s’installa de nouveau côté passager et en profita pour passer en revue ses mails. Le lieutenant-colonel Verny lui avait envoyé un nouveau rapport. L’identité de la victime était confirmée : la comparaison de la mâchoire inférieure, relativement préservée, avec le dossier dentaire de Wissa Sawiris avait permis d’obtenir une certitude. Verny avait aussi joint des pièces du dossier d’inscription du jeune homme. Erwan détailla la photo : teint mat, traits harmonieux, joues de pêche, Wissa avait quelque chose de doux, de féminin dans l’expression.
Erwan pensait qu’il fallait être une bête en maths pour devenir pilote de chasse. Wissa Sawiris n’avait qu’un bac S et un BTS en aéronautique. Il s’était inscrit au BICM (Bureau d’information des carrières de la marine) et avait posé sa candidature à Kaerverec. Il avait intégré le premier groupe de sélection en juillet puis avait été confirmé fin août, après les derniers tests en vol. Alors seulement il était devenu soldat : un OSC (officier sous contrat).
— On arrive.
Erwan ouvrit les yeux : il s’était endormi en lisant le CV. Il s’attendait à une lande d’un vert intense, parsemée de blocs de granit : il avait droit à des champs cultivés, des fermes qui ressemblaient à des pavillons de banlieue, des zones commerciales aux couleurs criardes. On aurait pu être n’importe où en France.
Il était déçu, même s’il avait toujours détesté la Bretagne. Depuis ses stages aux Glénans, à l’âge de huit ans, où il s’était efforcé de ne rien comprendre, de ne rien faire, de ne rien aimer, il avait fui cette région, alors même que son père avait acquis une maison sur l’île de Bréhat dans les années 80. Ce qu’il découvrait aujourd’hui lui prouvait qu’il n’avait rien raté. Un paysage rural, banal, miné par les pesticides et soumis aux lois du rendement industriel.
Bien sûr, il pleuvait. Le crachin transformait le tableau en un décor de pierre ponce qui foutait froid dans le dos. Seul signe de culture celte, les panneaux écrits en deux langues. Brest n’était plus qu’à quelques kilomètres.
— Ça me rappelle ma jeunesse, remarqua Kripo.
— Où ça ?
— En Alsace. Je faisais partie d’un groupe de musique celte, les Armoricains. On s’marrait bien. Entre le luth et la harpe celtique, y a tout un tas de points communs qui…
Erwan ferma les écoutilles. Il se demanda ce qu’il foutait là, accompagné d’un barde vieillissant. Pourquoi son père l’avait-il mis sur ce putain de coup foireux ?
10
Brest, après les bombardements de la dernière guerre, avait été entièrement rasée et redessinée selon un plan moderne et hygiéniste. Le résultat était un décor aux axes rectilignes, façon New York, dans lequel le vent du littoral s’engouffrait sans jamais rencontrer le moindre obstacle. Côté architecture, tout avait été conçu selon les préceptes des années 50 : façades dépouillées, toits-terrasses, angles arrondis… À l’époque cela semblait une bonne idée, mais Brest passait aujourd’hui pour la ville la plus laide de Bretagne, voire de France.
Au fil de la route, un détail affligeait Erwan : un peu partout, des panneaux indiquaient la direction de l’hôpital Morvan. Le fait de voir son nom répété et surmonté d’une croix rouge lui semblait un sinistre présage.
La morgue était située dans le deuxième hosto de Brest : la Cavale blanche — Gazeg Wenn en version originale. Après s’être perdus plusieurs fois — Kripo refusait d’utiliser le GPS —, ils trouvèrent enfin le site, perché sur une colline, au-dessus d’une série de logements sociaux. Le campus lui-même affichait des airs de cité-dortoir : des blocs posés sur des pylônes au ras de pelouses interminables. On aurait dit que ces cubes, portant chacun un gros numéro, abritaient les maladies de la ville par spécialité.
Ils avaient rendez-vous au numéro 1. Au fond du hall, trois gaillards en ciré noir les attendaient, attablés à la cafétéria de La Brioche dorée. Poignées de main. Présentations. Jean-Pierre Verny, lieutenant-colonel de gendarmerie de la section de recherches de Brest, l’expéditeur des mails ; Simon Le Guen, capitaine instructeur à l’état-major de Kaerverec 76 ; Luc Archambault, lieutenant de la gendarmerie de l’air, chargé de la sécurité militaire de la base. Les plis sombres perlés de pluie de leurs coupe-vent leur donnaient des allures de croque-morts funestes, chargés de convoyer des cercueils dans les pires tempêtes du littoral.
On commanda des cafés. Les hôtes s’agitaient sur leur chaise. Erwan les observa. Verny, le gendarme, affichait un physique taciturne. Court sur pattes, il bougeait par à-coups, comme dans une épreuve d’épaulé-jeté d’haltérophilie, et semblait ruminer des idées noires. Simon Le Guen, l’instructeur, était taillé sur le même modèle sauf qu’il était rouge. Dans son visage cramoisi perçaient deux yeux bleus sous des paupières fripées de volaille. Une calotte rase de cheveux blonds lui donnait l’air d’un albinos. Il paraissait aussi crispé que son collègue, mais rôti à la broche. Archambault était l’opposé. Long, étroit, son visage était verrouillé par des verres à petite monture qui évoquaient des lunettes d’aviateur. Au premier coup d’œil, il paraissait inoffensif mais en le regardant mieux, on captait un éclair de nervosité, voire de folie, dans ses yeux qui rappelaient ces instituteurs de jadis, binoclards falots qui s’avéraient être des anarchistes capables de poser des bombes sous les voitures.
Les cafés arrivèrent. Erwan redoutait un mur d’hostilité. Les trois lascars étaient au contraire soulagés de voir débarquer les flics de la capitale. À l’évidence, ils ne savaient pas par quel bout prendre cette affaire.
— Vous avez reçu mes messages, mon commandant ? attaqua Verny.
— Oui. Je vous remercie.
— J’ai pensé que ces informations vous seraient utiles avant de rencontrer les parents.
— Les parents ?
— Ceux de la victime. Ils seront là d’une minute à l’autre.
— C’est moi qui dois me les farcir ?
— Puisqu’on vous a saisi…
— Quand il est mort, Wissa Sawiris était sous la responsabilité de l’aéronavale.
— L’enquête a été confiée à la Brigade criminelle de Paris. La responsabilité vous incombe donc de…
Erwan fit un geste de capitulation.
— Parlez-moi du bizutage de l’école, fit-il à la cantonade.
— Ici, précisa Le Guen, on dit plutôt « week-end d’intégration ».
— Comme vous voulez. Quelles étaient les réjouissances de cette année ?
Archambault se déhancha sur son siège :
— Des épreuves de cradification, des trucs physiques, des courses-poursuites…
— Quand tout ça devait-il finir ?
— Samedi soir.
— Vous diriez que la tendance est plutôt soft ou dure dans l’école ?