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Aucun problème pour dégoter les coordonnées de la clinique de la Vallée, située non loin de la station de ski de Verbier. Kripo avait déjà creusé le sujet et envoyé un SMS : « Rien de suspect. » L’établissement était à la fois un centre renommé pour les greffes de moelle osseuse et un lieu de fin de vie, offrant des soins palliatifs de luxe. L’adresse qu’on se repasse dans les hautes sphères. Le refuge secret qui fait des miracles, à quelques cellules de l’éternité.

La route alternait des cols étroits et sinueux, cernés de pins, puis des plaines noires et rectilignes. De temps à autre, au fond d’une vallée, un village se déployait, absolument plat, dont les vitrines étaient éclairées comme pour Noël. Les réverbères, eux, ressemblaient à des globes de cire froide, diffusant un halo blanc et figé.

Quelle issue pour son périple ? Il allait arriver vers minuit dans une clinique endormie. Il n’avait ni légitimité ni la moindre preuve étayant ses soupçons. Il s’était refusé à contacter la police suisse et n’avait pas la patience d’attendre le lendemain pour effectuer une visite en plein jour, avec médecins dans les bureaux et patients dans la salle d’attente.

Le GPS le rappela à la réalité : il ne savait pas où il se trouvait mais il n’avait plus que quelques kilomètres à parcourir. La clinique de la Vallée, comme son nom l’indiquait, se trouvait dans une dépression tapissée de sapinières. Si son GPS tombait en panne à cet instant, il serait obligé d’attendre la lueur du jour pour se repérer.

Les bâtiments apparurent dans un halo de lumière : lignes basses, toits-terrasses, murs de bois qui évoquaient des planches entreposées. Pour une raison inconnue, de nombreuses salles étaient éclairées, frémissant dans la béance noire de la vallée. Se garant sur le parking, Erwan songea à un bal déserté suite à une alerte : pas une présence humaine malgré les illuminations. S’approchant de la double porte vitrée, il dégaina et arma la chambre de son calibre. Absurde.

Le hall était vide. Murs, sol, plafond, tout était blanc. Les plafonniers se reflétaient sur le lino. Des plantes vertes délimitaient différents espaces. Une standardiste — ou une infirmière — somnolait derrière un comptoir. Il s’approcha. La femme se redressa.

— C’est pour une urgence ? demanda-t-elle, vaguement inquiète.

Erwan planqua son arme et sortit son badge à trois bandes :

— Je veux voir votre patron.

— Vous êtes français ?

— Brigade criminelle.

— Vous parlez du professeur Schlimé ?

— C’est ça.

Il avait lu ce nom sur les sites qu’il avait consultés. Jean-Louis Schlimé. Références internationales. Publications prestigieuses dans des revues scientifiques. Propriétaire de la clinique depuis 1993, aux côtés d’investisseurs helvétiques.

— Que venez-vous faire ici ?

Erwan se retourna vers la voix et comprit, en un seul coup d’œil, qu’il se trouvait devant l’intéressé. Trop beau pour être un simple hasard…

La cinquantaine, l’homme était trapu, roux et souriant, le genre qui inspire confiance, même et surtout quand il n’y a plus d’espoir. Il portait une laine polaire et un pantalon de ski.

— Je suis le docteur Schlimé. Que voulez-vous à une heure pareille ?

Erwan refit le coup du porte-carte :

— Simplement vous parler.

Le médecin n’était pas seul. À ses côtés, un géant en doudoune demeurait impassible — plus protection rapprochée qu’infirmier.

— On a dû mal vous renseigner, plaisanta-t-il, votre insigne ne marche pas ici.

— C’est une visite amicale.

— À minuit ?

— À minuit, justement. Même en France, en tant que flic, je n’aurais pas le droit d’être là. Voyez les choses d’un autre point de vue : on se parle ici, maintenant, et dans une demi-heure, tout est bouclé. Foutez-moi dehors et je reviens demain ou après-demain avec la cavalerie, un juge et tout le bordel que ça implique.

— Vous bluffez, sourit-il. Jamais la Suisse ne vous soutiendra avant des semaines de procédure. Mes avocats étoufferont tout ça dans l’œuf. D’ailleurs, de quoi s’agit-il ? Je n’ai rien à me reprocher.

Erwan avait retrouvé sa confiance et ses repères : jouer au dur, avancer au flan, compter sur sa présence plutôt que sur son dossier.

— Novembre 2009. Jean-Patrick di Greco. Ivo Lartigues. Sébastien Redlich. Joseph Irisuanga. Je vous fais un prix pour les quatre.

Schlimé lui fit signe de sa petite main potelée et rose :

— Suivez-moi. D’une certaine manière, je vous attends depuis le premier jour.

126

— Les lignées immortelles !

La salle évoquait une bibliothèque qui aurait muté en laboratoire polaire. Armoires réfrigérées, numérotées, en inox. Carrelage blanc du sol au plafond. Les néons à froid étaient parfaits pour éclairer ces tiroirs d’azote liquide maintenus à moins cent quatre-vingts degrés.

— Nous collectons depuis des années des cellules.

— Des cellules souches ?

— Elles ne le sont pas toujours au départ mais on a appris à les dédifférencier, c’est-à-dire à les rendre neutres, puis à les reprogrammer génétiquement.

Ils étaient vêtus en cosmonautes de papier : combinaison, charlotte plissée sur le crâne, surchaussures aux pieds. Ils se déplaçaient dans de grands froissements de feuilles et portaient, pour couronner le tout, un masque chirurgical et des lunettes pour se protéger d’éventuelles éclaboussures — l’azote est si froid qu’il brûle comme une flamme.

— À qui appartiennent ces cellules ?

— À des patients prévoyants auxquels nous pourrons, le moment venu, sauver la vie.

Ils avancèrent le long des armoires brillantes. Bizarrement, ce lieu de vie éternelle ressemblait à une morgue.

— Un jour, on conservera systématiquement un fragment de cordon ombilical à titre thérapeutique. (Le médecin posa sa main gantée sur une porte chromée.) Chaque être humain disposera d’un stock de cellules souches qui permettra de renouveler son sang, sa moelle osseuse, toute la machinerie humaine.

Erwan songeait au mercredi des Cendres, jour de jeûne et d’abstinence où le prêtre trace une croix sur le front du croyant, en prononçant ces mots de la Genèse : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière. » Ces temps étaient révolus : l’homme n’était plus poussière mais cellules immortelles.

— Parlez-moi de di Greco, Lartigues, Redlich, Irisuanga.

Schlimé ne se fit pas prier :

— Ils sont venus me proposer un projet délirant, que j’ai aussitôt accepté.

— Pourquoi ?

— Pour l’argent d’abord. Pour l’expérience ensuite. Leur idée était fascinante : devenir quelqu’un d’autre grâce à une greffe médullaire.

— Vous saviez d’où proviendraient les cellules ? Quel modèle ils s’étaient choisi ?

— Non. Et ça ne m’importait pas.

L’homme avait reproduit un tueur en quatre exemplaires et il en parlait comme d’un banal programme de recherche.

— Vous avez conscience que je pourrais vous inculper pour exercice illégale de la médecine ?

Le chirurgien baissa son masque et rit de bon cœur. Un panache de vapeur s’échappa de ses lèvres.

— Vous êtes impayable. Vous ne pouvez pas m’inculper de quoi que ce soit et vous le savez. Et certainement pas ici, où vous n’êtes rien.

— Je passerai le relais à mes collègues suisses.