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— Qui prouvera ces accusations ? Vous ? Je pourrais présenter n’importe quel document démontrant que ces hommes souffraient d’une leucémie. Les rayons ont totalement détruit leurs cellules anciennes et la greffe a régénéré leur organisme. (Il leva ses petites mains gantées.) Pas vu, pas pris !

Erwan commençait à claquer des dents dans ce « cellularium ».

— Je ne peux pas croire que vous ayez souscrit à ce projet.

— Ils menaçaient de s’injecter une maladie du sang pour me forcer à les traiter.

— Vous avez cru à leur chantage ?

— Non, mais cela prouvait leur détermination. Autant empocher l’argent et tenter l’expérience.

— Vous saviez que les cellules provenaient d’un homme mort ?

— Je n’ai pas demandé de détails.

— J’ai la conviction que vos « volontaires » ont tué au moins cinq personnes, se prenant pour le meurtrier dont vous leur avez injecté le capital génétique.

Schlimé haussa les sourcils puis retrouva aussitôt son expression de rouquin réjoui. Comme épitaphe des cinq victimes, c’était mince. Pas la peine de discuter avec lui morale et responsabilité : il avait l’air aussi froid que ses armoires, aussi cinglé que ses réincarnés.

— Donnez-moi les dates, les noms, les circonstances.

— Pourquoi je vous répondrais ?

Erwan baissa lui aussi son masque :

— Quoi que vous en pensiez, je peux vous envoyer une escouade de flics suisses dès demain. Ne sous-estimez pas mon pouvoir de nuisance.

Schlimé produisait toujours, en respirant, de brefs nuages de buée, qui paraissaient rosir autour de lui.

— Venez avec moi, fit-il enfin, on se gèle ici.

Ils larguèrent leur costume de papier dans un sas et empruntèrent de nouveaux couloirs. Le colosse avait disparu. Ils se retrouvèrent dans un petit bureau bourré de livres et de dossiers, qui rappelait celui de Lassay à Charcot.

— Vous avez donc rencontré ces criminels avant l’arrivée des échantillons ?

Schlimé se servit du thé vert — visiblement, il en conservait un thermos plein dans son bureau.

— Appelons-les « patients » si ça ne vous fait rien. Tout était organisé à l’avance, bien sûr. Ce ne sont pas des thérapies qu’on improvise.

— Les cellules devaient vous parvenir à une date précise ?

— On a toujours parlé de la fin 2009. Dès leur réception, on les a congelées et on a commencé parallèlement le traitement par irradiation de mes… volontaires. Ensuite, les étapes de dédifférenciation et de mise en culture ont été lancées.

Ainsi, la mort de Pharabot était programmée. José Fernandez n’avait pas seulement opéré sur son cadavre, il l’avait d’abord étouffé dans la nuit, laissant croire à un AVC ou une crise cardiaque. Les fanatiques avaient ordonné la mort de leur modèle pour mieux se réincarner dans sa peau.

— Quand a eu lieu la greffe ? reprit Erwan.

— En octobre 2010.

— Les séances de rayons ont duré aussi longtemps ?

— C’est un protocole très lourd. Il s’agit de détruire complètement la moelle osseuse.

— Tous les quatre l’ont subi en même temps ?

Schlimé acquiesça. Il tenait sa tasse de terre cuite à deux mains — les manières affectées de ce Docteur Maboule lui fichaient les nerfs en pelote.

— À la fin, ils ont dû être hospitalisés, non ?

— La dernière phase est délicate, oui : le patient est très faible, en état de survie précaire. On lui injecte alors les nouvelles cellules. Peu à peu, le corps se régénère.

Erwan imaginait ces hommes cernés par les sapinières helvétiques en train de se transformer en Homme-Clou. Qui avait payé pour ça ? Sans doute Lartigues et Irisuanga, les nantis du clan.

— D’après mes renseignements, di Greco a changé de groupe sanguin.

— Les autres aussi. La moelle osseuse produit globules et plaquettes.

— Ils ont également changé d’ADN ?

— Cela va de pair. Ils ont désormais celui du donneur.

— Ces hommes étaient compatibles avec les cellules greffées ?

— Non. C’est tout le problème. Je les avais prévenus : on ne choisit pas son donneur. J’ai dû leur prescrire de fortes doses de ciclosporine qui les ont fragilisés. C’est ainsi que Lartigues et Redlich ont développé une arthrite infectieuse.

Erwan avait donc vu juste. Schlimé, lui, admettait cela d’un air contrarié : les transplantés constituaient ses chefs-d’œuvre, or ils commençaient à montrer des défaillances.

— Quelle est leur espérance de vie ?

— Je ne suis pas optimiste. Ils survivent pour l’instant entre deux menaces : d’un côté le rejet de la greffe, de l’autre les maladies qu’ils sont susceptibles de contracter.

Erwan se remémora la fouille des poubelles de Lartigues :

— On n’a trouvé chez eux ni ordonnance ni médicament.

— Je m’occupe de tout. Le service après-vente, pour ainsi dire.

— Ils viennent jusqu’ici ?

— On se débrouille.

— Quand les avez-vous vus pour la dernière fois ?

— Il y a un mois : ils ne sont venus qu’à trois. Di Greco n’était pas là.

Grand Corps Malade, coincé sur son porte-avions, rongé par sa maladie et ses jeux cruels.

— Dans quel état étaient-ils ?

— Très agités. Lartigues et Redlich prenaient les signes de rejet comme un… désaveu de leur idole. Ils répétaient qu’ils allaient passer au stade supérieur, que tout allait rentrer dans l’ordre, que la fusion allait survenir… Je n’ai rien compris.

Tu m’étonnes. Dans leur folie, ils devaient penser qu’il fallait sacrifier des victimes — des fétiches — pour que la grande symbiose s’opère. Ou bien alors, à l’inverse, malgré l’échec de la transplantation, ils se sentaient désormais investis par l’esprit du tueur, les cellules distillant aussi une part de son âme maléfique.

Erwan se leva et considéra le petit bonhomme dans sa laine polaire. Il n’arrivait pas à définir ses propres sentiments à propos de cet apprenti sorcier. Devait-il lui casser les dents, le faire embarquer ou simplement le remercier pour sa franchise ?

Finalement, il opta pour le mode civilisé :

— Merci, docteur.

— Donc pas d’arrestation ? Pas d’interrogatoire au poste ?

— Les flics de votre pays en décideront.

— Comment vous dites en France, « chacun sa merde » ?

— C’est ça.

Il traversa le hall sans rencontrer âme qui vive — même plus l’infirmière. Dehors, avançant de biais dans les rafales glacées, il avait l’impression de fendre la nuit à la nage indienne.

Avant de démarrer, il vérifia ses messages. Kripo, dix minutes auparavant. Il rappela aussitôt.

— Il s’est passé quelque chose, fit l’Alsacien le souffle court. Deux gendarmes ont été abattus aux environs de 18 heures sur la N165, à quelques kilomètres de Brest.

— Quoi ?

— Un contrôle de routine. Deux types à bord d’un monospace. Le conducteur a fait feu six fois et ils ont pris la fuite. On a l’immat’ : le véhicule appartient à Ivo Lartigues. Selon les signalements des témoins, Redlich était au volant : c’est lui qui a tiré. Lartigues était le passager.

— Et on apprend ça que maintenant ?

— Le cafouillage habituel. Les gendarmes ont d’abord déclenché un quadrillage local et…

— On les a retrouvés ?

— Ouais. L’immat’ a permis de remonter à une adresse dans le Finistère : une baraque qui appartient à Lartigues, près de Locquirec.

Le bled n’était qu’à quelques kilomètres de Kaerverec et plus près encore de Charcot. Comment étaient-ils passés à côté de ça ? À tous les coups, c’était là que Wissa Sawiris avait été tué. Lartigues avait d’ailleurs probablement acquis cette maison pour sa proximité avec l’UMD. Le sculpteur voulait être au plus près de son mentor.