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— Ne le fatigue pas.

Gaëlle tourna la tête vers sa mère et, en un déclic, sa bonne humeur s’envola. Elle embrassa Erwan et sortit sans saluer les autres. Dans le couloir, elle repensa à Sainte-Anne. La course dans l’étage verrouillé, sa fuite par le passe-plat… Elle ne savait plus s’il fallait en rire ou en pleurer.

Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur — plutôt un monte-charge crasseux — et les portes s’ouvrirent. Un infirmier déplaça son brancard pour lui faire une place. Heureusement, il n’y avait personne dessus. Elle n’aurait pas supporté la vision d’un vieillard à demi anesthésié en route pour le bloc. Mais l’infirmier portait un masque chirurgical et ce détail suffit à l’angoisser.

Le temps de la descente, son malaise s’accentua. En quelques secondes, elle se sentit à court de souffle. Qu’est-ce que j’ai, nom de dieu ? Peut-être ne pourrait-elle plus jamais foutre les pieds dans un hôpital.

Au rez-de-chaussée, elle se jeta à l’extérieur et bifurqua vers les portes vitrées qui donnaient sur les jardins. Son garde du corps, un Black qui répondait au nom de Karl, fumait tranquillement dans l’air déjà chargé d’ombre.

— Tout va bien ? demanda-t-il tout sourire.

Elle acquiesça d’un signe de tête. Son muscle cardiaque lui semblait bloqué par une crampe. Sa gorge, un nœud de cordes.

— File-moi une clope, ordonna-t-elle, haletante.

131

Deux heures avec sa famille avaient collé à Erwan une migraine épouvantable — comme lorsqu’il se farcissait, à ses débuts, des journées d’écoutes au casque dans un soum puant la pisse et le McDo. Sa mère et ses remèdes de chamane, son père et ses regards du style « Tu seras un homme, mon fils », son frère imposant à tout le monde un documentaire télé sur les problèmes de dopage dans le Tour de France…

Seule Gaëlle avait trouvé grâce à ses yeux. Malgré ses conneries, malgré tout, elle lui était apparue dans toute sa pureté — et sa complexité. À l’image de son parfum, mélange de Chanel et d’autre chose, plus boisé, presque cendré, qui donnait toujours l’impression qu’elle sortait à la fois d’une première et d’un enterrement. Boucle d’or au pays des ombres.

Puis les épreuves avaient repris : le commissaire Fitoussi était venu le féliciter, accompagné du préfet et de quelques politiques dont Erwan avait oublié instantanément les noms. Palabres, compliments, promesses d’avancement… Son cas était meilleur que celui de son père : blessé avant l’assaut, on ne pouvait rien lui reprocher.

Il était maintenant seul, assis dans son lit, toujours vêtu comme une cocotte en papier, ayant à peine touché à un dîner infâme. La télévision, sans le son, déroulait en boucle des images de la maison de Locquirec et des portraits des morts.

Idéal pour ruminer le sinistre bilan de l’enquête. Encore une fois, c’était : « Opération réussie. Patient décédé. »

Il ne regretterait pas les greffés — quoique leur mort le prive d’une foule de réponses. Il pensait surtout à Archambault agonisant à ses côtés, le visage pulvérisé. Archambault, grande tige à lunettes avec son air affolé, ses talents de marin, sa manière bien à lui de contribuer à l’enquête. L’homme qui lui avait sauvé la vie dans les douches de la K76. Il aurait sans doute droit à une médaille posthume, des funérailles éplorées et l’oubli rapide de ses congénères — Kaerverec devait reprendre son quotidien.

Erwan songeait aussi à Verny, dont « le pronostic vital n’est pas engagé », dixit les news, et à Le Guen, pleurant sur la dépouille de son ami. Des souvenirs de guerre qu’il ne pouvait ressasser indéfiniment. Il était flic et il devait se réjouir que l’affaire soit sortie et les meurtriers neutralisés.

À 19 heures, il avait reçu un bilan par mail de l’opération Beg an Fry (du nom d’une pointe aux alentours), signé de Verny lui-même, décidément increvable. De nombreux documents étaient joints, comme les certificats de décès d’Ivo Lartigues, Sébastien Redlich, Joseph Irisuanga — autopsies en cours. À quoi s’ajoutait la liste des combattants disparus du GIGN : Arnaud Savec, trente-deux ans, Nicolas Granaudet, vingt-neuf ans, Philippe Astier, trente ans. On comptait aussi cinq blessés dans les rangs des gendarmes, dont deux graves. On n’avait jamais connu d’opération aussi dévastatrice.

Verny avait ajouté un topo de la situation. Les recherches continuaient parmi les débris calcinés de la maison. D’ores et déjà, un arsenal avait été découvert : Colt 45, 357 Magnum à six coups, fusils d’assaut… sans parler des explosifs, des détonateurs, des grenades… Du boulot pour les experts balistiques.

Côté procédure, plusieurs autorités se partageaient le boulot : un groupe de recherche de la gendarmerie de Brest, le SRPJ de Rennes, les flics de l’OCRVP spécialisés dans la lutte contre les sectes. Le procureur de la République de Quimper avait saisi un juge pour établir la vérité des faits sur place. Le parquet de Paris, de son côté, diligenterait un magistrat pour instruire la série des meurtres dont étaient soupçonnés les trois « forcenés de Locquirec » — c’était le titre de l’article du Monde du soir.

Erwan laissa retomber sa tête en arrière et ferma les yeux. Il avait vu dans cette enquête l’affaire de sa vie — l’équivalent de celle de l’Homme-Clou africain pour son père —, mais le dossier n’était pas si clair et son rôle beaucoup moins flamboyant. Il avait démasqué les coupables, découvert leur mutation — personne ne connaissait ce point pour l’instant —, mais tout ça avait été balayé par le fait d’armes de Grégoire Morvan qui, à soixante-sept ans, avait éliminé, seul et calibre au poing, les trois assassins.

La paperasse ne pouvait rien contre le feu. Il était un fonctionnaire, son père un héros.

Pas une fois il n’avait repensé au geste du vieux briscard le blessant pour lui sauver la vie. Nouvel abus de pouvoir paternel. Morvan ne savait pas procéder autrement.

On frappa à la porte.

Il rouvrit les yeux et alluma sa veilleuse. Audrey, la Sardine et Tonfa entrèrent en file indienne. Ils portaient chacun un gros classeur cartonné.

— C’est quoi ?

— Les actes du procès de Thierry Pharabot résumés par les avocats belges, expliqua Favini.

— Résumés ? s’étonna Erwan en considérant les dossiers.

— Le procès a duré plusieurs semaines. Tout était archivé à Namur, me demande pas pourquoi. Notre agent de liaison les a dégotés hier. Il s’est démerdé pour les récupérer, a tout foutu dans sa bagnole et les a livrés en personne au 36 cet après-midi. Bravo la police !

Chacun à leur tour, ils posèrent leur classeur sur la seule chaise de la chambre, construisant une tour de Pise dangereusement penchée.

— On s’est dit que ça te ferait de la lecture, sourit Audrey.

— Merci. Où est Kripo ?

— Il rédige les queues. Un juge va être saisi. On a intérêt à avoir fini nos devoirs.

Pari difficile : faire coïncider les noms, les dates, les lieux avec leurs soupçons sans jamais passer par la case preuves directes ou indirectes.

— Chacun d’entre nous s’est choisi un suspect, confirma Audrey, et essaie de lui coller le meurtre pour lequel il n’a pas d’alibi.

— Je m’occupe de di Greco, dit Tonfa.

— Je suis sur Lartigues, enchaîna Audrey, Nico sur Redlich, Kripo sur Irisuanga.

Le Nigérian convenait bien à l’Alsacien — du point de vue procédure, c’était le plus difficile à traiter, entre immunité diplomatique et relations tendues avec l’ambassade du Nigeria. Un challenge pour le Scribe.

Les flics ne savaient déjà plus quoi dire. La veilleuse, le lit défait, les restes refroidis de purée et de poisson pané : à 19 heures, la chambre d’Erwan annonçait déjà l’extinction des feux.

— Bon. On te laisse, trancha Audrey. Tu sors quand ?

— Demain, j’espère.

Tous se regardèrent : personne n’y croyait mais on n’allait pas contrarier le boss au lendemain de sa bataille avortée.

Une minute plus tard, il était de nouveau seul, paupières plombées, esprit obscurci. Il tendit le bras et attrapa un classeur. Le poids lui tira un cri de douleur. Il lâcha prise et le dossier s’écrasa par terre. Pas la force de le ramasser.

D’ailleurs, avait-il vraiment besoin de remuer le passé ? C’était le présent qui posait problème. Trop de points en suspens : comment s’étaient connus ces fanatiques ? Comment s’étaient-ils organisés ? Comment expliquer ces meurtres où jamais le suspect n’avait été vu ni reconnu ? Comment un homme en chaise roulante et un boiteux avaient-ils pu réussir de telles prouesses ? Comment di Greco, si affaibli, avait-il tué Wissa Sawiris ? Avaient-ils agi à plusieurs ? Où se trouvait la chambre des horreurs où les victimes avaient été sacrifiées ? Que restait-il des organes prélevés ?

D’autres questions coinçaient : pourquoi ces viols qui impliquaient une obsession intime, personnelle ? Pourquoi di Greco s’était-il suicidé alors que la vengeance ne faisait que commencer ? Qui avait tenté de le tuer à Fos ? Que cherchaient au juste ces détraqués ? À terme, avaient-ils prévu d’éliminer tout le clan Morvan ?

Le baby-blues du flic, sans doute. Il exécrait déjà les PV qu’il allait rédiger où tout deviendrait un problème d’horaires, d’analyses ADN, de souvenirs de la voisine, sans compter le fait qu’il n’y aurait jamais de procès, les suspects étant morts.

Une autre idée le traversa. Il attrapa son portable et envoya un SMS à Audrey : « N’oublie pas Marot. » Son père lui avait sauvé la vie et avait résolu, à sa façon, la nouvelle affaire de l’Homme-Clou. Pourtant Erwan voulait encore le coincer — lui faire rendre gorge. Après une hésitation, il appuya sur la touche « envoi », avec un sale goût dans la bouche.

Il allait éteindre quand on frappa. Avant qu’il ait pu répondre, elle était sur le seuil, calme et souveraine. Cernes, sueur, traits tirés : une version amochée de Sofia mais toujours sculptée dans du marbre de Carrare.

— J’y croyais plus, dit-il en souriant.

— Je voulais pas rencontrer les affreux.

— Qui ?

— Le reste de ta famille, mon ange.

Il sourit et releva pudiquement le drap sur sa blouse de papier.