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Les flics ne savaient déjà plus quoi dire. La veilleuse, le lit défait, les restes refroidis de purée et de poisson pané : à 19 heures, la chambre d’Erwan annonçait déjà l’extinction des feux.

— Bon. On te laisse, trancha Audrey. Tu sors quand ?

— Demain, j’espère.

Tous se regardèrent : personne n’y croyait mais on n’allait pas contrarier le boss au lendemain de sa bataille avortée.

Une minute plus tard, il était de nouveau seul, paupières plombées, esprit obscurci. Il tendit le bras et attrapa un classeur. Le poids lui tira un cri de douleur. Il lâcha prise et le dossier s’écrasa par terre. Pas la force de le ramasser.

D’ailleurs, avait-il vraiment besoin de remuer le passé ? C’était le présent qui posait problème. Trop de points en suspens : comment s’étaient connus ces fanatiques ? Comment s’étaient-ils organisés ? Comment expliquer ces meurtres où jamais le suspect n’avait été vu ni reconnu ? Comment un homme en chaise roulante et un boiteux avaient-ils pu réussir de telles prouesses ? Comment di Greco, si affaibli, avait-il tué Wissa Sawiris ? Avaient-ils agi à plusieurs ? Où se trouvait la chambre des horreurs où les victimes avaient été sacrifiées ? Que restait-il des organes prélevés ?

D’autres questions coinçaient : pourquoi ces viols qui impliquaient une obsession intime, personnelle ? Pourquoi di Greco s’était-il suicidé alors que la vengeance ne faisait que commencer ? Qui avait tenté de le tuer à Fos ? Que cherchaient au juste ces détraqués ? À terme, avaient-ils prévu d’éliminer tout le clan Morvan ?

Le baby-blues du flic, sans doute. Il exécrait déjà les PV qu’il allait rédiger où tout deviendrait un problème d’horaires, d’analyses ADN, de souvenirs de la voisine, sans compter le fait qu’il n’y aurait jamais de procès, les suspects étant morts.

Une autre idée le traversa. Il attrapa son portable et envoya un SMS à Audrey : « N’oublie pas Marot. » Son père lui avait sauvé la vie et avait résolu, à sa façon, la nouvelle affaire de l’Homme-Clou. Pourtant Erwan voulait encore le coincer — lui faire rendre gorge. Après une hésitation, il appuya sur la touche « envoi », avec un sale goût dans la bouche.

Il allait éteindre quand on frappa. Avant qu’il ait pu répondre, elle était sur le seuil, calme et souveraine. Cernes, sueur, traits tirés : une version amochée de Sofia mais toujours sculptée dans du marbre de Carrare.

— J’y croyais plus, dit-il en souriant.

— Je voulais pas rencontrer les affreux.

— Qui ?

— Le reste de ta famille, mon ange.

Il sourit et releva pudiquement le drap sur sa blouse de papier.

132

23 heures, avenue Matignon. Loïc dormait mais c’était lui qui rêvait. D’un bon petit coup d’État au Congo.

Un événement qui effraierait tous les propriétaires d’actions Coltano et lui permettrait de racheter les siennes à bon prix. Traders et brokers avaient rappelé, Serano en tête, pour confirmer que les changements de position avaient bien eu lieu. L’action baissait et le portefeuille de Morvan se vidait. On attendait encore des nouvelles de Heemecht mais le Vieux n’était pas inquiet — Montefiori suivait.

Il se retrouvait donc à la tête d’un paquet de fric mais, comparativement au potentiel des mines ou au prix raisonnable du marché, cette vente massive s’apparentait à un suicide financier. Un solde de tout compte dans une affaire qui était l’œuvre de sa vie.

Il ne regrettait rien. Les généraux allaient remarquer cette chute et l’appelleraient pour obtenir des explications. Il jouerait les innocents, invoquant la versatilité du marché. Paradoxalement, il pourrait mieux se défendre face à cette situation inquiétante — on ne pouvait le soupçonner de se ruiner lui-même.

D’ici là, les trois banquiers qui avaient bousculé la donne fourgueraient leurs actions. Kabongo en rachèterait. Montefiori aussi. Lui-même récupérerait ce qu’il pourrait et le cours retrouverait son niveau de croisière. Sans plus. Les Congolais oublieraient cette affaire et Morvan pourrait poursuivre l’exploitation éclair des nouveaux gisements, doubler les milices et l’armée régulière sur leur propre terrain. Il se remplirait de nouveau les poches et les viderait sur son testament. À son âge, on ne bossait plus que pour l’au-delà.

Il se leva (il avait déjà retiré son attelle) et ébouriffa doucement les cheveux de Loïc qui ronflait dans le fauteuil de son bureau. Ils avaient bossé toute la journée à ces ventes à perte dans les locaux de Firefly Capital, comme des maraîchers fourguant leurs salades pourries, et, malgré la débâcle, il avait été heureux de partager ces heures avec son fils. Un semblant de complicité était revenu entre eux, comme au temps de la voile et des régates.

Morvan marcha jusqu’à la fenêtre et observa le trafic qui dessinait des fils de cuivre et des jeux de rubis dans la nuit. Il avait dû faire des pauses régulières pour répondre aux questions de sa hiérarchie sur les événements de Locquirec. Pour son accès d’héroïsme, il avait reçu autant de lauriers que de critiques. Comme d’habitude.

Il avait passé sa vie à légitimer ses actes, à expliquer ses décisions à une bande d’incapables assis sur le banc de touche. Il venait de tuer de sang-froid trois hommes — des assassins, mais aussi deux handicapés. Il y aurait toujours des journalistes, des politiques, des imposteurs pour expliquer qu’il aurait pu (et dû) faire autrement. Lorsqu’il était jeune, ces commentaires le blessaient. Plus tard, ils l’avaient galvanisé. Aujourd’hui, ils le laissaient complètement indifférent. C’était le prix à payer pour une vie d’action.

Non, comme toujours, le vrai choc était à l’intérieur.

Quand on s’extrait du genre humain — c’est-à-dire de la masse —, on devient un monstre, au sens littéral du terme. Comme disait Nietzsche : « Veux-tu avoir la vie facile ? Reste toujours près du troupeau et oublie-toi en lui. » Morvan avait une nouvelle fois plongé dans les fonds glacés dont il était familier. Il avait fait la preuve de sa différence. Il s’était tenu sur cette frontière périlleuse entre la vie et la mort.

Cette fois encore, ç’avait été eux. Ç’aurait pu être lui. Il suffisait de conserver cette idée bien ancrée dans le crâne pour ne plus avoir le vertige. Quand le vide est inscrit en vous, vous ne sentez plus son appel.

Restait un dernier problème : le silence de Loïc. Pas une fois, depuis la veille, il n’avait évoqué cette affaire de mariage arrangé. Morvan perçut un léger froissement derrière lui. Il balança un coup d’œil par-dessus son épaule.

Tout vient à point à qui sait attendre…

Assis dans son fauteuil, son fils braquait un calibre dans sa direction.

133

Depuis son retour de la Salpêtrière, son trouble ne l’avait pas lâchée. Depuis l’épisode de l’ascenseur, en fait. Cette cabine crasseuse et l’infirmier masqué debout dans son dos. Sur le moment, elle n’avait pas su identifier l’origine de son angoisse. Maintenant, elle savait : l’homme du monte-charge lui avait rappelé le tueur de Sainte-Anne. Même si elle n’avait vu le visage ni de l’un ni de l’autre. Leur odeur peut-être. Ou simplement leur présence…

Après l’hôpital, toujours chaperonnée par Karl, elle avait exigé de rentrer chez elle et non à la clinique de Chatou. Le Noir avait appelé Morvan : permission accordée. Parvenue sur son palier, elle lui avait demandé d’inspecter l’appartement puis elle avait verrouillé sa porte, les enfermant tous les deux dans la « zone sécurisée ». Sans doute Karl s’était-il fait des idées (la réputation de Gaëlle était forcément parvenue jusqu’à lui) mais il pouvait toujours rêver : elle avait changé de cap. Elle crevait simplement de trouille.