Son deuxième réflexe avait été de se brancher sur les chaînes d’information. Pendant plusieurs heures, elle avait regardé en boucle toutes les news et éditions spéciales sur la fusillade de Locquirec — certains l’appelaient le « massacre de la côte de Granit rose » — comme pour mieux se persuader que tout était bien fini. Elle avait vu les civières, les housses d’inhumation, les ruines carbonisées. Elle avait suivi la chronologie des événements. Chaque fois, on confirmait qu’Ivo Lartigues, Sébastien Redlich et Joseph Irisuanga avaient été tués durant l’affrontement — de la main d’un seul homme : son père.
Mais l’enquête avait-elle tout résolu ? Les tueurs étaient en réalité quatre (Erwan le lui avait dit), mais qui pouvait affirmer qu’ils n’étaient pas plus nombreux encore ? Elle avait cherché à joindre son frère : en vain. Son père aussi. Salauds. Pour la foutre à l’asile ou la clouer au pilori, ils étaient là, mais maintenant qu’elle avait besoin d’eux…
Elle alla chercher un nouveau Coca Zéro. Elle était injuste : Morvan père et fils répondaient toujours présent — même quand elle ne les appelait pas.
Pour gagner la cuisine, elle était obligée de traverser son minisalon, encastré dans le vestibule — où Karl s’était installé, en mode sentinelle. Plié en quatre dans un fauteuil, absorbé dans une partie de Candy Crush, il semblait s’être fait une raison : pas question de rejouer cette nuit Bodyguard, le film avec Kevin Costner et Whitney Houston.
Elle attrapa sa canette et retourna dans sa chambre. Elle but une gorgée glacée, considérant du coin de l’œil le colosse. Même cette présence l’inquiétait : si tout était fini, pourquoi était-il encore là ?
Elle se posta devant la fenêtre et observa la rue déserte. Dans le halo d’un réverbère, elle crut discerner une ombre au pied de son propre immeuble. D’un geste, elle ouvrit la fenêtre et se pencha à mi-corps. Aussitôt, deux mains la tirèrent en arrière et la projetèrent sur le petit canapé de sa chambre.
— T’es con ou quoi ? gloussa-t-elle nerveusement.
Elle venait de se souvenir que Karl la protégeait avant tout d’elle-même. Il ferma la fenêtre posément, sans répondre.
— Y a un homme dehors, qu’a l’air de surveiller l’immeuble.
Il lui balança un regard méfiant.
— J’te jure ! cria-t-elle en se relevant. Je suis pas rassurée. Depuis l’hôpital, j’ai l’impression qu’on est suivis.
Il se tourna lentement vers elle : il avait une manière de bouger, de respirer proportionnelle à sa masse musculaire — ce qui n’était pas peu dire.
— Tu veux pas descendre voir ?
— Pas question. Je dois rester près de vous.
Les mots dans sa bouche produisaient le bruit de gros rochers qui roulent sur une pente.
— Et un mec en bas ? C’est pas ton boulot ?
Karl hocha la tête. Elle savait qu’il recevait ses ordres directement de son père. L’avantage : les décisions étaient prises dans l’instant. L’inconvénient : il y regardait à deux fois avant de déranger le « patron ».
Finalement, avec réticence, il glissa sa main sous sa veste et saisit son portable.
134
Quand le mobile sonna, Morvan désigna sa poche de veste :
— Je peux ?
Son fils le tenait toujours en joue. Ils menaient depuis une dizaine de minutes une conversation sans queue ni tête avec, en guise de médiateur, un 9 mm sorti d’on ne sait où.
Confirmation du pire : Sofia avait déjà parlé à Loïc qui, par stratégie ou bizarrerie, avait caché jusqu’ici sa colère. Il avait bradé, côte à côte avec son père, son portefeuille d’actions et voilà que maintenant, dans les miasmes d’une vieille coke s’évaporant dans son cerveau, il menaçait de le tuer.
La sonnerie, toujours.
Il ne craignait rien de Loïc. Comme tous les enfants qui n’ont jamais manqué de rien, son fils n’aurait pas fait de mal à une mouche. Surtout maintenant qu’il était enlisé dans les préceptes du bouddhisme. Par ailleurs, tirer sur un homme impliquait d’avoir franchi une certaine ligne dont Loïc se tenait très loin — sans le savoir.
— Je peux répondre ou non ?
Enfin, Loïc opina du menton.
Karl. L’homme auquel il avait confié Gaëlle.
— Un problème ?
— Non. Enfin… votre fille croit avoir vu quelque chose.
— Quoi ?
— Un homme… qui surveillerait l’immeuble… (Il hésita.) C’est pas très clair…
— Où tu es, là ?
— Dans l’appartement. Avec elle.
Morvan imaginait la scène, presque amusé : Gaëlle, mi-effrayée, mi-rageuse, qui devait se tenir devant lui, les bras croisés, l’observant de ses yeux de glace, et lui, l’ancien légionnaire, écartelé entre la môme trop blonde et son patron intimidant.
— Pas de collègue en bas ?
— Je suis seul. C’est vous qui m’avez dit…
— Je sais. T’as vu quelque chose ?
— Par la fenêtre, rien, et je veux pas descendre et la laisser.
— Qui d’autre pourrait être disponible ?
— Ortiz.
— Dis-lui de se ramener. L’un de vous reste en haut, l’autre checke les alentours.
— Vous voulez parler à votre fille ?
— Non. Rappelle-moi quand le dispositif sera en place.
Il raccrocha et fixa Loïc qui n’avait pas bougé. Son visage tressautait de tics alors que ses paupières se baissaient imperceptiblement. Un curieux mélange de nervosité et de somnolence.
— Si tu voulais tirer, ça serait fait depuis longtemps, non ?
— Ta gueule. Je veux comprendre.
— Quoi ?
— Comment tu peux utiliser tes propres enfants dans tes combines.
Morvan s’approcha. Le doigt de Loïc se crispa sur la détente. Le Vieux s’arrêta : un accident était vite arrivé.
— Écoute, fit-il calmement. Tu étais alcoolique à l’âge où on fume sa première cigarette. Tu étais accro à l’héroïne à l’âge où on tire sur son premier joint. À ta majorité, tu étais déjà mort.
— Tu oublies mon voyage au Tibet.
— Ce vieux pédé ne t’a pas sauvé.
— Ne parle pas de lui comme ça !
Morvan fit un geste d’excuse :
— Je veux dire que tu es resté fragile. Ce mariage, c’était une façon d’assurer tes arrières, de te léguer mon patrimoine.
— En décidant de ma vie ?
— Te faire rencontrer Sofia était une bonne idée : la preuve, vous êtes tombés amoureux. C’était la fille… idéale.
— C’est toi qui dis ça ?
— Tu as été heureux avec elle.
— Toi et son père, vous vous prenez pour qui ? Des dieux ?
— Qu’est-ce que ça peut faire maintenant ? Vous divorcez, non ? Et je n’ai même plus d’actions de Coltano…
La main de Loïc était secouée de tremblements. L’hypothèse d’une balle perdue devenait de plus en plus plausible.
— Tu t’en sortiras pas comme ça. Pas cette fois !
Mine de rien, Morvan s’était encore rapproché. Du tranchant de la main, il balaya le bras qui tenait l’arme. Loïc hurla. Il avait visé le canal carpien et son nerf médian : le gamin aurait du mal à écrire pendant plusieurs jours. Le 9 mm partit valser à l’autre bout de la pièce. Il empoigna Loïc à la gorge et le mit debout :
— Écoute-moi bien, mon garçon. Depuis ta naissance, je te protège, surtout de toi-même. Quant à Sofia, elle a toujours regardé la vie à travers la vitre d’une Mercedes. Vous ne connaissez rien, vous n’avez jamais eu à lutter pour obtenir quoi que ce soit, alors il est un peu tard pour me donner des leçons ou jouer au dur.