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Il le laissa retomber dans le fauteuil. Loïc s’y recroquevilla en se massant le poignet.

— Je pourrais aussi me suicider, tuer Sofia et les enfants.

— Apprends déjà à te servir d’une arme. (Il avait ramassé le calibre : le cran de sécurité était toujours mis et aucune balle n’était engagée dans la chambre.) Essayons d’oublier tout ça, reprit-il d’un ton conciliant. Dès demain, il faudra commencer à racheter. T’as qu’à te mettre sur les rangs et obtenir les…

— T’as pas compris ? cria Loïc. J’en ai rien à cirer de tes putains d’actions ! En une heure, je gagne plus que ce que rapportent en une journée toutes tes mines réunies. T’as une vision d’esclavagiste, complètement périmée ! On peut se faire du fric sans faire couler le sang ni épuiser des générations d’hommes sous la terre. Putain de fasciste colonial !

Morvan encaissa la diatribe. Peut-être que son fils avait raison. Peut-être appartenait-il à une autre époque. Mais Loïc n’était pas assez stupide pour ignorer que derrière la Bourse et les opérations financières, il y avait toujours de la sueur, du sang et des larmes.

— Calme-toi, fit-il comme il aurait ordonné à un môme de s’en tenir aux choses de son âge. Le chapitre Coltano est clos. Vos héritages ne fusionneront jamais puisque vous divorcez. Tout est mal qui finit mal.

Loïc se leva et s’étira — il semblait déjà avoir oublié sa colère, son calibre, ses menaces. Pauvre enfant qui battait tous les records d’inconséquence.

— Ça pourrait être ton épitaphe, persifla-t-il pourtant.

— Quand cesserez-vous, un jour seulement, de me juger ?

Loïc attrapa Le Monde du soir qui traînait sur le bureau et le balança au visage de son père. La une titrait sur la fusillade de Locquirec et l’héroïsme de Grégoire Morvan.

— Tu fais tout pour, non ?

Il était sur le point de le gifler une nouvelle fois mais il se vit tirer sur Erwan et se sentit pris d’une profonde nausée.

Il glissa l’arme dans le creux de son dos et enfila sa veste.

— Va dormir et vérifie nos comptes demain matin. Je t’appelle.

— Va te faire foutre.

Dehors, Morvan inspira une bouffée d’air parisien — gaz de combustion, odeurs d’asphalte humide, vapeurs d’essence. Sa version du grand air. Il composa le numéro de Karl pour savoir si tout était sécurisé du côté de Gaëlle.

Il ressentait une puissante envie de dormir et de ne plus se réveiller.

135

Erwan n’avait qu’un point commun avec l’hôpital : les horaires. Petit déjeuner à six heures du matin, changement de pansements à 7 heures : aucun problème. Il avait attendu l’ouverture du service administratif pour signer le formulaire qui déchargeait le centre hospitalier de toute responsabilité après sa sortie.

La veille, un OPJ lui avait ramené sa voiture et, malgré le bandage qui lui serrait l’abdomen, il pouvait conduire sans difficulté. À 8 h 30, il descendait le boulevard de l’Hôpital, en direction de la gare d’Austerlitz.

Son rétablissement ne devait rien au repos mais tout à Sofia. Les moments qu’ils avaient partagés la veille avaient été, comme disent les diamantaires, flawless — « sans défaut ». Ils avaient fait l’amour dans son lit et chaque mouvement lui avait arraché un gémissement de douleur. Il en avait éprouvé une jouissance intense — peut-être celle qu’il attendait depuis toujours. Celle du janséniste qui ne peut éprouver de plaisir sans sa petite sœur, la souffrance du châtiment.

Après le départ de Sofia, aux environs de minuit, impossible de dormir. Il s’était plongé dans les actes du procès et les avait lus toute la nuit. Pour rien ou presque. Mais il se sentait maintenant purifié, abrasé par une sorte d’excitation fébrile.

Il remontait le quai de Montebello quand Kripo l’appela.

— Où vous en êtes ? demanda Erwan sans lui laisser le temps de parler.

— On trouve que dalle. Aucune connexion, aucun lien concret entre nos clients et les meurtres.

— Sois plus précis.

— Pour chaque homicide, un des suspects pourrait être le tueur : il n’a pas d’alibi. Mais ça s’arrête là. Di Greco aurait pu aller à terre pour dézinguer Wissa Sawiris dans la nuit du 7 septembre mais aussi partir à la pêche. Lartigues était seul dans la soirée du 11 septembre, ça ne veut pas dire qu’il était sous le pont d’Arcole. Redlich connaissait Pernaud mais personne ne l’a vu rue de la Voûte. Etc.

— Les indices matériels ?

— Les perquisitions dans l’atelier de Lartigues et la péniche de Redlich n’ont rien donné.

Quai des Grands-Augustins. Quai de Conti. Quai Malaquais. Il n’avait pas eu un regard pour le 36 — de l’autre côté de la Seine — d’où Kripo lui parlait.

— Et toi, avec Irisuanga ?

— La muraille de Chine. Son appartement, sa galerie sont protégés par l’immunité diplomatique. Il était sans doute à la soirée de Lartigues dimanche mais à quelle heure en est-il parti ? Mystère.

— C’est tout ?

Kripo monta d’un ton — ce qui ne lui ressemblait pas :

— « C’est tout » ? Je suis en train de t’expliquer qu’on s’est peut-être plantés, que ton père a buté trois cinglés dont aucun n’était l’Homme-Clou, que le vrai tueur court encore et tu me demandes si c’est tout ? Tu deviens difficile à satisfaire en matière d’emmerdements.

Erwan ne répondit pas : ce nouveau fait corroborait, mystérieusement, sa lecture des synthèses du procès. Il s’était farci les témoignages abrégés, les réponses hallucinées de Pharabot, les résumés des plaidoiries — tout ça pour ne rien apprendre d’important.

Dans ces minutes, ce n’étaient pas les lignes qui avaient parlé mais plutôt les zones d’ombre. Quelque chose ne colle pas. Un détail lui avait échappé et ce détail, même s’il concernait des crimes datant de quarante ans, pouvait l’aider à mieux comprendre l’affaire actuelle.

— Tu m’écoutes ? Qu’est-ce qu’on fait ?

— Grattez encore, fouillez leur passé, trouvez-leur un putain de mobile.

— Ça ne nous donnera pas de preuves directes.

— C’est cuit de ce côté-là. On boucle le dossier avec de l’indirect.

— Je ne te reconnais pas.

— Ça s’appelle le « principe de réalité ».

— Ok. Je transmets aux autres.

Kripo raccrocha et Erwan traversa le pont Royal, en direction de la rue des Pyramides. Quartier de l’Opéra, changement d’atmosphère. À l’école de police, on apprenait que les grandes artères d’Haussmann, larges et droites, avaient été conçues pour maîtriser les révoltes populaires, tirer au canon et laisser passer la cavalerie. « La preuve, confirmait son père, Mai 68 a explosé de l’autre côté de la Seine ! »

Il était temps de faire trembler le Vieux.

— T’es toujours à l’hosto ? demanda celui-ci d’une voix inquiète.

— Je rentre chez moi.

— On t’a laissé sortir ?

— Tu m’as à peine égratigné.

— Il faudra qu’on en parle. C’était…

— J’ai plus de force pour t’en vouloir de quoi que ce soit.

— Victoire par abandon ! rit Morvan. Faut que tu te reposes.

— Je pars en voyage.

— Je peux te donner les clés de Bréhat.

— Je pars en Belgique.

Brève pause.

— Pourquoi la Belgique ?

— Je me suis farci cette nuit les archives du procès de Lubumbashi. Trois classeurs de quatre kilos chacun.