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Nouveau silence. Erwan contourna le palais Garnier, pompeux et doré, puis braqua à l’oblique, vers la rue Lafayette. Encore une artère taillée pour la brigade légère.

— Où tu t’es procuré tout ça ?

— À Namur : les transcriptions des avocats y étaient stockées.

— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?

— Certains éléments m’ont paru insuffisants. Pour ne pas dire bizarres.

— Et alors ? Ton enquête est bouclée et tes coupables sont morts.

— Peut-être pas. Il reste encore beaucoup de questions sans réponse. Finalement, ce n’est pas parce que des cinglés se sont fait greffer la moelle osseuse d’un mort qu’ils étaient des assassins.

— Ils ont tué deux gendarmes.

— C’est vrai. Et ils ont pris les armes à Locquirec. Mais je veux être certain qu’ils sont bien les meurtriers de Wissa Sawiris et des autres.

— Ça répond toujours pas à ma première question : pourquoi la Belgique ?

— Je vais interroger des témoins de la première affaire.

— Lesquels ?

— Je sais pas encore.

Il préférait ne pas donner de noms.

— T’es en train de te perdre, mon garçon. Fais attention : j’ai failli devenir fou avec cette histoire.

Il décida de chatouiller un peu le Vieux :

— T’avais pourtant l’air d’avoir toute ta tête au procès.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— En lisant ton témoignage, j’ai eu l’impression que t’avais emporté le morceau grâce à tes talents d’orateur.

— Tu doutes aussi de la culpabilité de Pharabot ?

— Non. Tu possédais de vraies preuves et des aveux. Mais y a pas mal de trous du côté des faits et des circonstances.

— Qu’est-ce que tu me chies ? J’ai pas fait mon boulot ?

— Je me pose juste une question. L’Homme-Clou a frappé neuf fois…

— Si je l’avais pas arrêté, toutes les étudiantes de Lontano y seraient passées.

— Justement, comment, dans ce climat de parano, a-t-il pu les approcher ? Quand un tueur rôde à Paris, une ville de plus de deux millions d’habitants, plus aucune femme ne sort de chez elle. Lontano ne comptait que quelques dizaines de milliers d’âmes…

— T’as vu son portrait ?

— Non. Je n’ai trouvé aucun document anthropométrique.

— Pharabot avait peur des appareils photo. Une superstition africaine. C’était un gamin blond, à la coupe en pétard et au visage d’ange. Un mélange de douceur et d’effarement. Qui aurait pu s’en méfier ?

Cette réponse ne rimait à rien. Erwan imaginait la panique des étudiantes et des secrétaires à l’époque : même un vieillard unijambiste les aurait effrayées.

Il montait la rue Cadet. La rue de Bellefond allait s’ouvrir à droite. Mentalement, il préparait déjà sa valise.

— Je trouverai peut-être des réponses en Belgique. Si ça suffit pas, j’irai en Afrique.

— Quelles réponses ? T’es malade ou quoi ?

— Blessé seulement. Pharabot et ses meurtres sont l’arbre qui cache la forêt.

— Quelle forêt ? À quelle heure…

Erwan venait de pénétrer dans son parking. La tonalité retentit à son oreille.

Le béton avait du bon. Il fallait au moins ça pour couper la chique au Vieux.

136

Une heure et demie de Talys. Erwan avait photocopié les extraits les plus intéressants du procès pour les relire encore. Tout Lontano avait défilé à la barre — parents, enquêteurs, employeurs, missionnaires, ouvriers… Personne ne savait rien, ou bien les transcriptions du procès étaient incomplètes. La seule évidence était la peur : chaque corps avait été découvert dans une sorte d’effroi sacré. On devinait une communauté qui s’était quasiment arrêtée de vivre en attendant que la bête soit neutralisée.

A contrario, les patrons de Pharabot décrivaient un salarié sans histoire, bien noté, toujours partant pour la brousse. L’ingénieur était un pur psychopathe, un monstre glacé parfaitement dissimulé. Il avait trouvé une sorte d’équilibre entre ses peurs et ses crimes. Tueur organisé, méticuleux, consciencieux, son « œuvre » constituait une force de gravité et de refroidissement qui l’avait empêché de voler en éclats sous l’effet de ses terreurs intimes.

Quelques-unes de ses réponses : « Pourquoi avez-vous tué ces femmes ?

— Une attaque supérieure exige une réponse supérieure. »

Ou : « Avez-vous déposé le corps de la victime sur la piste d’Ankoro ?

— Les seuls sentiers que je sillonne sont ceux de l’esprit. J’évolue dans le deuxième monde. »

Ou encore : « Les femmes que vous avez tuées étaient-elles des fétiches ?

— À l’intérieur de la chair, le bilongo a chaud. Le bilongo est plus puissant. » Renseignements pris, le bilongo est l’esprit qu’on active au sein de la statuette en y plantant un clou, en crachant dessus ou en l’humectant de son sang.

Des psychiatres belges et français — aujourd’hui morts — avaient fait le voyage. Leurs avis contradictoires n’avaient pas permis de décider si l’ingénieur était responsable de ses actes. Ni même s’il était malade au sens psychiatrique du terme — à moins de considérer un saint Jean-Baptiste ou un Kobo-Daishi comme de purs aliénés. À les écouter, la lisière entre foi et folie était très mince.

Voilà ce qui intéressait Erwan : la partie sorcellerie du procès. Le meilleur spécialiste s’était avéré être un père blanc, Félix Krauss, également psychiatre, qui avait vécu au Bas-Congo et qui, par chance, était installé à Lubumbashi depuis 1969. Le jeune missionnaire avait expliqué que le nganga était un justicier, un redresseur de torts en lutte contre les sorciers qui jetaient des sorts, répandaient les maladies, exacerbaient les passions jusqu’à la mort. Son portrait de Pharabot en « nganga blanc » au service des familles noires avait choqué mais Krauss disait vrai : l’ingénieur était respecté dans la communauté ouvrière de Lontano.

Erwan avait cherché la trace de Krauss sur Internet. L’homme enseignait désormais l’ethnologie et les sciences religieuses à l’université catholique de Louvain. Avant de prendre le train, le flic lui avait annoncé sa visite : le père blanc parlait le français avec un accent aussi cranté que les façades de Gand ou de Bruges ; il serait heureux, assurait-il, de l’aider. C’était sa seule piste : Erwan avait aussi fouillé du côté des familles des victimes mais les de Vos, de Momper, Verhoeven étaient légion en Belgique et il n’avait ni le temps ni la possibilité de les contacter toutes en quête de racines africaines.

Erwan acheva son voyage en observant une photo de Thierry Pharabot qu’il avait finalement dénichée au fond d’un classeur — un cliché anthropométrique réalisé quelques jours après son arrestation. Son père disait vrai. C’était un beau jeune homme au visage étroit, aux traits réguliers et à l’aspect chétif. Cheveux et sourcils blonds, expression rêveuse : difficile de se convaincre qu’on contemplait là le souverain d’un enfer qui n’était peut-être pas encore refermé…

Bruxelles, 18 heures. Taxi. Il fallait compter une demi-heure pour atteindre Louvain. Erwan avait toujours fantasmé sur les Flandres, sans jamais prendre le temps de s’y rendre. Pour lui, cette région était un coffre aux trésors recelant tous les peintres qu’il vénérait, des primitifs flamands aux maîtres du XVIIe siècle comme Rembrandt ou Rubens.

Pour l’instant, il n’était pas déçu par le paysage. Ligne d’horizon absolument plate, crépuscule cuivré, longues ombres langoureuses. Sans compter les maisons et les églises qui semblaient toutes taillées dans la même matière sanguine. Des noces d’or et de sang…