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— Vous ne prenez pas la direction de Louvain ?

Le chauffeur avait laissé la sortie « Leuwen » vers l’est et filait sur la N3, plein sud.

— Vous allez pas à Louvain.

— Je vous ai dit que…

— Vous m’avez dit Louvain-la-Neuve.

— C’est pas la même chose ?

— Non. C’est en zone francophone.

Erwan avait du mal à cacher son irritation :

— Expliquez-moi : on gagnera du temps.

— La Belgique est coupée en deux, la partie wallonne où on parle français, la partie flamande où on parle néerlandais. Enfin, pas tout à fait mais…

— Je suis au courant, tout de même.

— Jusqu’à la fin des années 60, l’université catholique de Louvain était à Louvain, en zone néerlandophone, mais la moitié des étudiants y parlaient français. Pour les fanatiques du « Chaque langue dans son pays », c’était devenu intolérable. Y a eu des manifestations, des bagarres. Chez nous, on appelle ça une « crise linguistique » mais c’était surtout : Walen buiten !, « Les Wallons dehors ! ».

Erwan songea à une guerre de religions dont l’enjeu aurait été la langue.

— Et alors ?

— La séparation des deux universités a été votée et on a construit en catastrophe une ville nouvelle dans le Brabant francophone.

— Louvain-la-Neuve ?

— Exactement. C’est assez spécial. Tout a été édifié en quelques années.

Erwan s’attendait à des édifices gothiques, des pignons à redents, des fenêtres à meneaux. Il découvrit une zone piétonnière émaillée de bâtiments bruts, de blocs patibulaires. Ce genre de quartiers bâclés qu’on trouve en banlieue et qui accueillent, entre deux cités, des cafétérias, des pressings, des supermarchés.

— J’ai rendez-vous à la faculté de philosophie.

— C’est au collège Érasme. Je peux pas entrer avec la voiture.

Il se fit déposer à l’entrée d’une esplanade grise, au pied d’un clocher moderniste. Ses pas claquaient sur le parvis. La bâtisse qu’il visait reproduisait, plus ou moins, des lignes anciennes : fenêtres aux châssis pointus, piliers aux chapiteaux en V. Le résultat était étrange, comme si on avait coulé du béton neuf dans un vieux moule.

— Le père Krauss, s’il vous plaît.

Derrière le comptoir d’accueil, un étudiant avachi dressa son index vers le plafond. Erwan leva les yeux : la bibliothèque s’ouvrait sur plusieurs étages. Les rayonnages formaient des coursives autour du patio central. L’architecture — piliers blancs, parapets de bois clair — déployait une répétition de motifs, alternant deux couleurs.

Erwan chercha l’escalier. Le père Krauss devait rôder au rayon psychiatrie ou ethnologie.

137

Il avait soixante-dix ans passés mais ses cheveux blancs en brosse lui conféraient une allure de vigueur étonnante. Petit, il portait un costume noir mal coupé. Il fallait s’approcher pour remarquer le col blanc, aussi immaculé qu’une hostie. Entre deux rangées de livres, penché sur un traité d’ethnomédecine, le père Krauss offrait l’image rassurante d’un animal protégé qu’on s’efforce de conserver dans son biotope naturel.

Erwan était épuisé par le voyage, la nuit blanche et le reste. Pas de temps ni d’énergie pour les salamalecs. Il se présenta et demanda à s’installer dans un coin tranquille pour poser ses questions.

— Bien sûr, fit le missionnaire en rangeant l’ouvrage dans le rayon. Depuis votre coup de fil, j’ai relu mes notes de l’époque.

Son accent avait des consonances germaniques qui donnaient à ses mots une assise particulière.

— Je pourrais les voir ?

— Non : secret médical. Suivez-moi s’il vous plaît.

Ça commençait bien. Erwan lui emboîta le pas. À cette heure, la bibliothèque était déserte. Ses lignes de bois étaient cinétiques. À force de les regarder, elles semblaient prendre vie et danser.

— Je voudrais d’abord vous montrer quelque chose.

Ils longèrent le garde-fou puis Krauss ouvrit une porte à l’aide de son badge magnétique. Ils se retrouvèrent dans une enfilade de petites salles aveugles aux murs de briques peintes en blanc. Chacune abritait des statuettes africaines, en bois ou en terre, couvertes de clous, de fibres végétales, de cordes.

— Cette exposition est consacrée à Leo Bittremieux, un missionnaire scheutiste du début du XXe siècle qui étudiait la culture yombé et qui expédiait à tour de bras ces objets sacrés en Belgique. Un pur Flamand qui refusait de parler français « même devant le roi » et détestait les colons. Il prétendait que le Blanc n’était pas venu en Afrique « pour la civiliser mais la syphiliser ».

Erwan aurait voulu expédier ce détour mais il se dit que, d’une certaine façon, il était venu pour s’imprégner de cette culture. Il s’arrêta face à un fétiche vengeur arborant une cape en toile de jute, des clous dressés sur la poitrine, des petites dents pointues et un crâne en losange.

— Une de nos pièces les plus terribles, fit Krauss en posant la main sur sa tête comme un dompteur aurait caressé un fauve apprivoisé. Ce nkondi libérait les enfants possédés qui mangent de la terre.

— Pour mon enquête, j’ai déjà pas mal étudié ces croyances et…

— Ça va bien au-delà des croyances ! C’est une métaphysique. La trame même de l’existence. Chez les Noirs, il n’y a pas de hasard ni de fait inexplicable. Entre Dieu et les hommes, il existe un entresol : l’étage des esprits, des forces occultes. Un Congolais meurt du sida : version occidentale. Vérité africaine : un de ses fils est sorcier et l’a tué en lui envoyant la maladie.

Les minkondi, au fil des salles, changeaient d’aspect, se réduisant à des morceaux de bois à peine sculptés, des sacs de toile ornés de grelots, des pierres ligotées de cordes. Un détail suffisait pour les transformer en objets sacrés, pleins de pouvoir et de signification.

— D’ailleurs, reprit Krauss, votre père a dû vous initier à cet univers.

— Vous savez qui est mon père ?

— J’ai vérifié sur Internet : votre nom ne pouvait être un hasard.

— Vous l’avez rencontré à l’époque ?

— Bizarrement, non. Je l’ai connu beaucoup plus tard, dans les années 2000, quand il nous a prêté sa collection pour une exposition.

Erwan ignorait que ses minkondi avaient voyagé.

— La dernière fois que je l’ai vu, avoua Krauss avec une mine réjouie, il m’a laissé entendre qu’il en ferait don à notre université.

Bonne nouvelle : ni lui ni ses frère et sœur n’hériterait de ces trucs effrayants, chargés de mauvaises ondes. Erwan stoppa de nouveau devant une tige de palmier à la base de laquelle un coquillage était attaché, figurant une sorte de poignard mi-végétal, mi-minéral.

— Quelle est la différence entre folie et croyance ? poursuivit Krauss. Le fait de croire que Jésus-Christ marchait sur l’eau pourrait être mal jugé d’un point de vue psychiatrique…

— Pharabot a tué neuf fois au nom de sa foi.

— Combien de massacres chez les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes au nom de la religion ? Nous sommes arrivés.

Krauss déverrouilla la porte de la salle et s’effaça pour le laisser entrer.

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Les plafonniers s’allumèrent par à-coups, révélant une enfilade de tables de lecture.