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Erwan se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Son humeur s’était totalement inversée. Il avait l’impression d’avoir gagné le gros lot.

— Racontez-moi.

— Le savoir d’un nganga se transmet d’initié en initié. Il fallait à Pharabot un disciple, un héritier, avant de finir en prison ou lynché par la population blanche. Il a trouvé Nono. Un gamin qui devait lui rappeler sa propre enfance.

Il n’avait jamais lu une ligne là-dessus dans les transcriptions.

— Je n’ai pas réellement suivi cet aspect de l’affaire, continua le père. Nono a aussitôt été transféré dans un dispensaire à Lubumbashi. J’ai demandé à lui parler : requête refusée. J’ai demandé à voir son dossier : même réponse. Au procès, son existence n’a jamais été mentionnée.

Erwan avait déjà compris que l’artisan de cette disparition était son père. L’apôtre de la deuxième chance, du « Qui châtie bien, aime bien ». Il l’avait toujours vu pardonner, effacer des ardoises, relancer des carrières dans la maison poulaga. Et faire exactement la même chose avec les criminels.

— Il y a eu consensus autour de lui : policiers, avocats, juges l’ont écarté, poursuivit Krauss. Il en avait bavé : inutile de remuer ses traumatismes.

— Bavé dans quel sens ?

— D’abord, il avait subi une initiation khimba. Vous savez ce que c’est ?

Erwan se souvenait des explications de Redlich : circoncision à vif, viande crue, parfois humaine, vie sauvage dans la forêt, châtiments corporels…

— On m’en a déjà parlé, oui.

— À cela s’ajoutaient les cérémonies… magiques.

— C’est-à-dire ?

— Tout porte à croire qu’il participait aux assassinats.

Il avait la tête qui tournait : ce môme qui, s’il était encore vivant, aurait une cinquantaine d’années, constituait aujourd’hui un parfait Homme-Clou numéro deux. Pourquoi son père ne lui en avait-il jamais parlé ?

— Selon vous, ce gamin lui servait à piéger ses victimes ?

— Bien sûr. Quoi de plus inoffensif qu’un enfant ? Peut-être avait-il pour mission d’attirer la proie dans un coin isolé, peut-être Pharabot était-il déjà à ses côtés — le grand et le petit frère —, peut-être autre chose encore…

— Vous en savez plus sur lui ?

Krauss fouilla dans sa poche et fit glisser sur la table un papier plié en quatre.

— J’étais certain que cette piste vous intéresserait. Le dispensaire où il a été soigné était dirigé par une certaine sœur Marcelle. Une Wallonne. Je me suis renseigné : elle vit aujourd’hui à Courtrai, à quelques kilomètres d’ici.

Erwan sentait son cœur s’accélérer. Trop beau — c’est-à-dire trop fou — pour être vrai : un enfant complice de l’Homme-Clou, à présent un homme, sans doute traumatisé à vie, à portée d’interrogatoire.

Erwan ouvrit la feuille et lut : « Sœur Marcelle. Béguinage de Courtrai, porte 17. »

— Un béguinage, c’est quoi ?

— Une vieille tradition belge. Depuis le Moyen Âge, dans notre pays, des femmes pieuses, qui sont veuves ou célibataires, se réunissent dans des logements construits autour de l’église. Une sorte de village dans la ville.

— Ce sont des religieuses ?

— Pas au sens strict. Elles sont laïques et indépendantes. Aujourd’hui, elles n’existent plus. Je crois que la dernière béguine est morte récemment. Mais les villages accueillent encore des sœurs à la retraite comme Marcelle.

Erwan se leva. Il avait du mal à contenir son excitation. Krauss regarda sa montre :

— Personne ne vous ouvrira à cette heure-ci. Où allez-vous dormir ?

— Aucune idée.

— Restez ici. Nous avons des chambres.

Pas la force de lutter. D’ailleurs, passer la nuit dans cette université catholique lui paraissait de bon augure. La clé de l’affaire se situait peut-être dans l’ombre de Dieu — ce qui était plutôt paradoxal.

Ils traversèrent le parvis. Des cloches résonnaient au loin.

— Soyez aimable avec Marcelle, elle est sensible.

— Je n’ai pas l’habitude de brusquer les vieilles dames.

— Je veux dire : soyez vraiment aimable. Elle est en convalescence à Courtrai. Elle souffre d’amibiase.

Erwan imagina des vers grouillant au fond d’intestins épuisés par des décennies passées en Afrique. Décidément, il n’en sortirait jamais.

139

Maintenant, ils étaient deux à la protéger : Karl, le grand Black, et un deuxième, Ortiz, blanc, crâne rasé, mâchoires carrées. À eux deux, ils avaient l’air de sortir d’une bande dessinée et semblaient n’avoir aucune chance face à un criminel vicieux et solitaire.

Le genre de tueur qui hantait son cerveau. Un homme moulé dans une combinaison zentaï. Glissé dans sa gaine comme un couteau dans son fourreau. Une pure machine intrusive, vrillant la chair jusqu’à la mort.

Elle ouvrait les yeux et le voyait partout : dans la rue, les escaliers, le moindre angle mort de son appartement.

Elle fermait les yeux et c’était pire. Il était là, entre le pli de sa paupière et le frémissement de sa rétine. Il rôdait autour d’elle et même sous sa peau. Présence diffuse qui l’électrisait et violentait sa perception du monde extérieur.

Elle avait passé une journée abominable, gorge sèche, souffle court. Elle prenait toujours ses médocs mais c’était pour soigner des maladies, des troubles du cerveau… Or le danger était cette fois réel. Il était là, prêt à frapper. Il allait surgir et tout serait fini.

Elle se répétait cette litanie comme une gamine qui jouerait à la marelle avec, en guise de palet, son propre cœur.

Un, deux, trois : une heure passait.

Quatre, cinq, six : elle atteignait le ciel.

En réalité, l’enfer.

L’heure suivante était consacrée à s’arracher de ces ténèbres, et à repartir pour un tour.

— Ça va, mademoiselle ?

Les deux colosses jouaient aux cartes, toujours coincés dans le petit salon. Elle se tenait à l’autre bout du studio.

— Erwan, souffla-t-elle à voix basse, pourquoi tu rappelles pas ?

140

Du brun, du noir, du rouge.

Erwan avait dormi comme un corps-mort. Sans doute avait-il rêvé mais aucun souvenir n’était resté amarré à sa conscience. Douche frisquette à l’aube — l’heure de la prière — puis petit déjeuner à la dure : café noir, pain caoutchouteux, broc en inox. Un parfum de séminaire planait sur chaque détail, jusqu’au réfectoire et au mobilier qui évoquaient les tablées de moines dans une lointaine abbaye.

Il roulait maintenant vers Courtrai. Les terres en friche succédaient aux villages en briques. Du brun, du noir, du rouge.

« C’est facile à trouver, avait dit Krauss, prenez la direction du vieux Courtrai. Le béguinage est au pied de l’église Saint-Martin. » Une fois dans la ville, alors qu’il traversait la Lys, Erwan repéra le clocher au-dessus de la cité. Il ne savait pas à quel moment il avait franchi la ligne linguistique mais Saint-Martin était devenu Sint-Maartenskerk. Il était maintenant cerné par des straat et des steenweg. Le temps d’allumer son GPS, il tomba par hasard sur le portail des béguines. « Begijnhof Sint-Elisabeth » annonçait le frontispice.

Le village était piétonnier : il se parqua près du porche et s’enfonça dans les ruelles, le long de maisons blanchies à la chaux. Une impression de solitude et de silence lui tomba dessus, comme une congère bien glacée d’un toit.

En marchant, il nota des détails inconciliables : les murs blancs rappelaient un pueblo espagnol, les pavés évoquaient des ruelles de Montmartre, les portes de bois sombre, surmontées d’un numéro noir sur blanc, semblaient importées de Londres. Pourtant, l’ensemble était flamand. Il y avait une solidité, une rudesse et quelque chose d’artisanal dans ce quartier qui avaient à voir avec le plat pays et son passé de manufactures. Il atteignit une place où des maisons à pignons à redents confirmaient le copyright : on était bien dans les Flandres.