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— Il vaudrait mieux éviter de leur montrer les…

— Je connais mon boulot. Kripo, attends-moi dans la bagnole. Je t’appelle dès que j’ai fini avec les parents.

Pas question de laisser son adjoint jacasser avec les mousquetaires.

— Vous, ajouta-t-il, vous bougez pas. On ira voir ensemble le légiste.

— Mais…

— Je me tape déjà les parents. Il faut bien que vous profitiez du reste.

11

Erwan était un habitué des morgues — le genre d’endroits où on se préoccupe rarement d’esthétique. La plupart du temps, les couloirs sont en ciment peint et parcourus de canalisations. La Cavale blanche suivait la règle mais un détail aggravait l’ambiance : au deuxième sous-sol, un artiste avait barbouillé des fresques monochromes sur les murs ; la première, rouge, évoquait des traces de sang. Pas très heureux. Plus loin, une salle d’attente était décorée d’un canapé et de fauteuils aux petits motifs à la Paul Klee. Machine à café, aquarium. Les parents de Wissa Sawiris se tenaient près des poissons rouges. Il s’avança vers eux la main tendue. Sourire ? Pas sourire ? Combien de fois avait-il vécu ce genre d’entrevues ? Trouver des mots qui ne servent à rien. Simuler une empathie artificielle. Merde.

D’après la peau sombre de Wissa Sawiris, Erwan avait imaginé qu’il était d’origine nord-africaine. Il avait aussi retenu que le père travaillait dans un aéroclub. Bref, il s’attendait à voir un mécano maghrébin, dans un costard noir de mauvaise coupe, accompagné d’une épouse voilée. Sawiris père était grand et élégant. Il portait une veste noire sur un polo Lacoste bleu roi. Teint hâlé, regard intense, il ressemblait à ce qu’il était en réalité : un ingénieur aéronautique en deuil. Sa femme était aussi grande que lui. Elle avait des sourcils marqués, une peau cuivrée et une longue chevelure rousse qui ondulait sur les épaules. Pas belle, mais racée et élégante. Erwan n’était plus à un préjugé près : il avait imaginé qu’elle dépasserait les cent kilos dans son abaya.

Il se présenta et exprima ses condoléances. Ils lui serrèrent la main en le regardant fixement. Quand on a été proche d’une forte explosion, on perd un moment l’usage de ses sens. Les Sawiris se trouvaient dans ce trou noir. Un no man’s land d’où ils allaient devoir revenir, lentement, pour découvrir une souffrance incisée dans leur chair. Une douleur chronique qui ferait désormais partie d’eux-mêmes : leur fils n’était plus.

Erwan essaya de se rappeler les caractéristiques des funérailles musulmanes. Inhumation dans les vingt-quatre heures suivant le décès. Mort considérée comme un passage, donc interdisant la crémation, la thanatopraxie ou le don d’organes. Cercueil tourné vers La Mecque…

Dans le cas de Wissa, ces considérations étaient de toute façon inutiles.

— D’ordinaire, commença-t-il, on demande aux parents d’identifier le disparu mais dans l’état présent, il vaut mieux y renoncer. Une vérification odontologique a confirmé le…

— Et si nous voulons le voir ? demanda la mère.

Voix grave, solennelle. Inflexions longues à la Fanny Ardant. Pas le moindre accent maghrébin.

— Pour l’instant, répondit-il, c’est impossible. L’autopsie n’a pas encore eu lieu. On doit déterminer les circonstances exactes de l’accident.

Allaient-ils accepter cette version ? Fermer le cercueil sans broncher ? Ou chercher au contraire des responsabilités ? Porter plainte ? Pour l’heure, ils ne réagissaient pas. Peut-être n’entendaient-ils même pas ce qu’il racontait.

— On a eu au téléphone le lieutenant-colonel Verny, dit enfin le père. Il nous a parlé d’un « week-end d’intégration ». C’est une sorte de bizutage ?

Erwan se lança dans des explications confuses, se retranchant derrière l’enquête, le devoir de prudence, l’audition des témoins. Il maudissait intérieurement les militaires qui l’obligeaient à assumer ces rites débiles. En guise de diversion, il se concentra sur les problèmes pratiques des obsèques :

— Dès que l’autopsie sera terminée, le parquet de Rennes donnera le permis d’inhumer. Vous pourrez alors appeler l’imam et…

— Nous ne sommes pas musulmans.

— Excusez-moi, j’avais cru…

— Nous sommes d’origine égyptienne. Nous sommes coptes.

La femme avait détaché chaque syllabe. Erwan serra les mâchoires — vraiment, il les collectionnait.

— Si vous voulez, proposa-t-il pour changer encore de sujet, on peut vous conseiller un avocat pour les démarches d’assurance et…

— Je suis avocate, interrompit la femme. Spécialiste des litiges dans le domaine des accidents du travail, experte aux prud’hommes de la Sarthe.

La base de Kaerverec avait du souci à se faire — et tout le ministère de la Défense avec elle. Mme Sawiris ne ferait de cadeau à personne. Lui-même avait intérêt à être irréprochable.

— On a déjà porté plainte contre les autorités militaires, confirma-t-elle. L’armée était légalement responsable de notre fils depuis qu’il séjournait à la base. D’autant plus responsable que Wissa était devenu soldat la semaine précédente.

— Personne n’esquivera ses responsabilités, madame. C’est la raison de ma présence ici. Nous voulons faire toute la lumière sur cette tragédie.

— Vous avez des enfants ? intervint le père.

— Non.

L’ingénieur secoua la tête comme pour signifier que, dans ce cas, Erwan ne serait jamais à la hauteur de sa mission.

— Il espérait « servir la France », sourit-il avec tristesse, en observant les poissons.

— Quel genre de garçon était Wissa ?

— Un héros, murmura la mère.

— Je vous demande pardon ?

— Un héros disons… en devenir. Il n’avait pas d’ambition financière, ni même professionnelle. Il voulait réussir sur le plan de la bravoure. Il lisait des livres sur la Résistance française ou sur les guérillas du XXe siècle. Il vivait dans cette interrogation : qu’aurait-il fait, lui, dans de tels contextes ? Aurait-il pris les armes ? Aurait-il fait preuve de courage ?

Erwan éprouva tout à coup l’empathie qu’il cherchait vainement depuis le départ. Il avait connu les mêmes doutes, les mêmes interrogations. Sauf que son existence de flic lui avait apporté des réponses : plusieurs fois, il avait affronté le feu.

— Parfois, commenta-t-il spontanément, la vie ne suffit pas. Je veux dire : la vie banale qui consiste à respirer et à chercher le confort sur terre. Pour certains, l’étoffe doit être plus belle, plus pure, plus héroïque.

Il regretta aussitôt cette tirade emphatique. Vraiment pas le discours à servir à des parents qui viennent de perdre leur fils dans un bizutage.

Aucune réponse. Il nota dans un coin de sa tête : Un gamin obsédé par le courage ne s’enfuit pas au premier œuf pourri sur le crâne.

Erwan changea de cap :

— Avait-il des amis, une fiancée ?

— Non, fit la mère d’une voix lugubre. Il voulait d’abord assurer son avenir.

— Pas même un ami proche ?

Erwan réalisa que la question pouvait être ambiguë mais il était trop tard, le mal était fait. Mme Sawiris s’approcha. Son visage ressemblait à celui des grandes tragédiennes — celles qui avaient su incarner les mythes grecs sur scène ou au cinéma. Maria Callas. Irene Papas. Silvia Monfort.

— Allez au bout de votre pensée.

— Je n’ai aucune pensée, madame, je vous assure…

Il mentait. Malgré lui, il avait trouvé le visage de Wissa efféminé, et l’absence de bateau autour de l’île signifiait clairement qu’il n’y était pas allé seul. Deux hommes dans un bunker ? Deux amants ?