Mme Sawiris était maintenant à quelques centimètres de lui. Il pouvait sentir le parfum de sa chevelure comme on sent le souffle des flammes au fond de l’âtre.
— Tirez-vous avant que je vous attaque vous aussi, pour diffamation et harcèlement moral, siffla-t-elle.
Il les salua rapidement et balbutia quelques formules, reculant comme un huissier effrayé.
Quand il revint dans le hall, il était livide et épuisé. La fatigue de sa nuit trop brève venait de lui tomber sur les épaules. Il était aussi furieux contre les militaires. Il hésitait entre leur casser la gueule ou se coucher, là, n’importe où, en chien de fusil, et fuir dans le sommeil. Quand il vit les trois corbeaux dans le hall, il sut que la première option était la bonne mais il devait se contenter d’imaginer la scène.
Le Guen portait maintenant un appareil photo en bandoulière.
— Qu’est-ce que vous foutez avec ça ?
Le Crustacé récita comme une leçon :
— Les opérations d’autopsie doivent se dérouler en présence d’un officier de police judiciaire et d’un technicien en identification criminelle. On n’a pas de technicien. Je vais prendre les photos moi-même.
Erwan saisit son portable au fond de sa poche et appela Kripo :
— Radine-toi. C’est l’heure de la viande froide.
12
— Vous vous attendiez à quoi ? s’étonna Michel Clemente. Je n’ai que ça à vous proposer. La version pièces détachées. Et encore, on n’est pas loin de la chair à pâté.
Le médecin légiste venait d’écarter le drap de la première table d’examen — les vestiges de Wissa en occupaient deux. Sous le halo des scialytiques, on reconnaissait une main, un tronçon de torse ou la partie d’un membre aux contours arrachés et brûlés.
Surmontant sa répulsion, Erwan se força à les détailler. Le bunker, en explosant, avait littéralement fusionné avec le corps du jeune homme. Certains fragments étaient labourés par des éclats de fer. D’autres incrustés de graviers. Un détail l’horrifia : il venait de repérer, à l’intérieur du poignet tranché, une croix tatouée. Il se souvint que c’était le signe distinctif des coptes orthodoxes. Sans doute les parents de Wissa portaient-ils la même…
— On a à peu près tout, résuma Clemente. Mais les pièces ne peuvent plus s’emboîter : trop de matière brûlée, pulvérisée ou encore dévorée par les crabes ou les oiseaux du large.
Visiblement, le toubib aimait jouer les cyniques. Son physique n’arrangeait rien : visage avenant, rides souveraines, chevelure grisonnante, blouse ouverte sur une tenue élégante — pantalon de velours, pull en V Ralph Lauren, chemise à rayures bleu ciel, le gars était mûr pour jouer dans un téléfilm le rôle du séduisant chef de clinique — what else ?
— Selon moi, le missile a explosé à l’intérieur du blockhaus. L’onde de choc a été amplifiée par l’espace clos.
Personne ne lui répondit. Figé dans une posture effrayée, chacun portait une blouse, des gants de chirurgien, une charlotte de papier sur la tête. Seul Le Guen tournait autour de la table pour ses photos. C’était lui qui paraissait le moins troublé. Concentré sur les meilleurs angles, il en oubliait ce qu’il avait sous les yeux.
— Les tronçons ont été numérotés sur place, poursuivit Clemente.
Il tendit le bras vers un ordinateur posé sur une console et appuya sur la barre d’espace. L’écran révéla un plan : on reconnaissait le trou du missile, entouré de chiffres — la répartition des pauvres restes de Wissa sur le sol de l’île. Nouvelle touche : les esquisses d’une silhouette humaine, en pied, de face et de dos, s’affichèrent. Pour l’instant, seules quelques parties portaient un numéro.
— Les gars ont finalement récupéré douze morceaux, sans compter les débris plus petits, incorporés aux gravats. Je suis en train de les replacer virtuellement sur ce schéma. Après, je verrai ce que je peux faire avec les vestiges réels. Il y a une dizaine d’années, j’ai participé à deux instructions de ce genre. L’explosion d’AZF à Toulouse et l’incendie du tunnel du Mont-Blanc. Dans tous les cas, il faut éviter que les parents voient ça.
Erwan revint à son idée :
— On est sûrs qu’il n’y avait qu’un corps ?
— Je vous demande pardon ?
— Parmi ces débris, il ne pourrait pas y avoir ceux d’un autre cadavre ?
— Manchot et cul-de-jatte alors : j’ai mon compte de mains et de pieds.
Erwan acquiesça. Encore une connerie. Le danger pour un flic était d’extrapoler. Le cerveau avançait toujours plus vite que l’enquête.
Le médecin rabattit le drap et Erwan put sentir — physiquement — un soulagement dans la salle.
— Dans un tel cas, reprit-il, à quoi peut se résumer l’autopsie ?
— À pas grand-chose. Je vous le répète : je vais juste essayer d’assembler les morceaux avant l’inhumation.
— Et sur les causes de la mort ?
— Si vous voulez des détails, vous n’avez qu’à lire la notice du missile.
— L’heure du décès ?
Le médecin fixa Erwan avec irritation.
— On a l’heure exacte du tir. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— Je voudrais être certain que Wissa Sawiris était bien vivant au moment de l’explosion. Vous avez ordonné des analyses toxicologiques ?
— Absurde. Vous croyez quoi ? Qu’il est mort d’empoisonnement ? De toute façon, il me faudrait un estomac. La plupart des organes ont brûlé.
— Et les examens anatomopathologiques ?
— Ils prendraient trois semaines.
— Vous avez des moyens de datation pour la mort ?
— Non. Compte tenu de l’état des membres, on peut oublier la rigidité cadavérique. Quant aux taches de lividité, je vous fais pas un dessin.
Erwan changea de cap, sa détermination balayait son malaise :
— Il y a beaucoup trop de fragments de métal.
— Bien vu, monsieur l’enquêteur, fit Clemente sur un ton sarcastique. Ce ne sont pas seulement les éclats du béton. Je pense que le missile contenait des schrapnels, quelque chose de ce genre. Il faudrait analyser les résidus métalliques mais je n’en ai pas le droit.
Le légiste fit un signe de tête vers les soldats, comme s’il leur passait la balle.
— Secret défense, fit Archambault. Les ordres sont très clairs à ce sujet.
— Aucune donnée sur le missile ne doit apparaître dans mon rapport, renchérit Clemente.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? s’emporta Erwan. Je dois avoir accès à toutes les informations. La loi est la même pour tout le monde !
— Impossible, reprit l’Asperge. D’ailleurs, le rapport sera envoyé en priorité aux experts militaires. Ce sont eux qui jugeront du degré de confidentialité des éléments.
— Ça va nous faire perdre plusieurs jours !
Archambault prit un air désolé. Erwan n’insista pas — un problème après l’autre.
— Dans tous les cas, je vous demande d’effectuer une autopsie aussi approfondie que possible.
— J’avais compris. Je vais faire le maximum.
— Vous devrez aussi attendre la visite des techniciens de l’IJ.
Clemente regarda Verny. Verny regarda Erwan.
— On va saisir une équipe de techniciens, expliqua le flic. Ils viendront faire un raclage sous-unguéal et d’autres prélèvements.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
Erwan ne prit pas la peine de lui répondre.
— Lieutenant, ajouta-t-il à l’attention d’Archambault, vous restez pour l’autopsie. En tant qu’officier de la sécurité militaire, vous êtes tout désigné.