— Mais… et les photos ?
— Le Guen va vous prêter son matos. Vous vous chargerez aussi d’expliquer la situation aux parents. Ils ont intérêt à prendre un hôtel dans la région.
Le Homard se sépara à regret de son appareil et en expliqua le fonctionnement à Archambault. Tout le monde se serra la main, en gardant ses gants de chirurgien. Sans qu’Erwan sache pourquoi, ces doigts de latex enchevêtrés lui firent penser à des touchers rectaux.
13
Gaëlle n’avait pas eu à appeler son agent pour qu’elle lui trouve un casting. Le jeu s’appelait Qui perd gagne. Elle n’avait rien compris aux règles. Il y avait une roue, un quiz et le candidat qui obtenait le moins de points remportait la victoire. On cherchait la fille qui ferait tourner la roue — en maillot de bain, of course.
Une connerie de plus à la télé. Peu importe. Il fallait qu’on la voie, coûte que coûte. Les filles comme elle avaient la tête farcie de noms, d’anecdotes pour se motiver — des actrices aujourd’hui reconnues qui avaient débuté en remportant des concours débiles ou en assurant des rôles secondaires dans des émissions stupides. Louise Bourgoin, ex-Miss Météo de Canal+. Helena Noguerra, ex-animatrice sur M6. Aishwarya Rai Bachchan, ex-Miss Monde. Claudia Cardinale, ex-Plus belle Italienne de Tunis. Sophia Loren, ex-Miss Élégance…
Gaëlle lança un regard autour d’elle. Chaises pliantes, distributeur d’eau, moquette râpée. Côté concurrence, aucune surprise. Elle connaissait les plus âgées : des filles qui rôdaient chez Castel, au VIP, au bar du Plaza. D’autres débarquaient de leur province. Elles n’avaient pas le look mais beaucoup mieux : la jeunesse.
Par ricochet, elle se dit qu’elle allait avoir trente ans et qu’elle était foutue. Mais là encore, des précédents venaient à son secours. Cate Blanchett avait émergé à la trentaine, comme Naomi Watts et Monica Bellucci. Sans oublier leur reine à toutes : Sharon Stone, qui avait explosé dans Basic Instinct à trente-quatre ans. Tous les espoirs sont permis.
Bizarrement, alors que sa jeunesse était son seul capital, elle menait une vie où les années comptent double, voire triple. Sorties. Alcool. Défonce. Impossible de refuser. Il fallait se plier aux règles de la nuit. Ce matin encore, elle s’était couchée à 6 heures. Au VIP, elle avait réussi à s’installer à la table d’un réalisateur important qui parlait fort et picolait sec. Quand elle avait pu enfin s’asseoir près de lui, il dormait à poings fermés, la tête dans les coussins.
Elle sortit son miroir et s’inspecta, regrettant aussitôt cet aveu de faiblesse face aux autres. Mais sa tête lui plut. Malgré ses cernes, elle retrouva sa frimousse de poupée slave.
Lorsqu’elle avait seize ans, elle n’aurait jamais imaginé avoir un tel visage à trente. En réalité, elle n’aurait jamais imaginé vivre jusqu’à cet âge. À l’époque, elle ne pesait pas plus de trente-deux kilos.
Gaëlle n’avait pris conscience de son corps qu’à la puberté et cela avait été pour le détruire. Elle avait arrêté de manger, s’était murée dans une négation totale de la vie. Elle avait alors découvert la jouissance du jeûne. Cette sensation lancinante de faim, toujours associée à un léger vertige. Elle se souvenait encore de ses évanouissements : l’ivresse de se perdre au milieu des autres. Vaine illusion : dès son réveil, elle retrouvait son corps, masse de chair immonde, paquet d’organes qui lui répugnait.
Son QG était les toilettes. Vomir, déféquer, vomir… Elle vivait avec une brûlure dans la bouche, dans les intestins. Ses cheveux tombaient. Sa tension baissait. Son sang circulait mal. Au moindre choc, un hématome apparaissait et prenait de curieuses teintes mauves. Elle dormait la fenêtre ouverte, provoquait les courants d’air, réglait la climatisation au plus bas. Toutes les anorexiques (et tous les mannequins) connaissent la combine : le froid brûle les calories. Sa seule joie, c’était qu’en s’agitant, en respirant, elle maigrissait…
Un jour qu’elle avait pris des laxatifs, elle avait poussé et senti que c’était son propre intestin qui sortait. Cela lui avait valu une hospitalisation — la première d’une longue série.
Dans le service spécialisé dans les troubles du comportement alimentaire, elle retrouvait ses semblables, faméliques, aussi jeunes que mortes. Elle admirait leurs grands yeux intenses, leurs silhouettes décharnées. Elles lui semblaient resplendir comme des lucioles, qui scintillent au plus fort avant de s’éteindre à jamais.
Quand elle revenait à la maison, sa mère pleurait, son père gueulait. Gaëlle faisait son mea culpa, promettait de manger mais évitait toujours son assiette comme on contourne une bouche d’égout.
À dix-neuf ans, elle était tombée dans le coma. On l’avait ranimée, nourrie à coups de perfusions. De son lit d’hôpital, elle avait réussi à se traîner jusqu’à l’armoire pour prendre le miroir qu’on lui avait passé en douce. Ici, comme dans les châteaux des vampires, tout reflet était interdit. Elle avait compté ses bleus. Elle avait caressé ses os qui saillaient sous sa peau. Alors, d’un coup, elle était revenue à la raison. Ou presque. Elle avait pris le problème à l’envers et n’avait plus cessé de manger.
Elle s’était mise à écumer les supermarchés, remplissant son caddie de steaks ou profitant de la promotion sur les Granola — douze paquets pour le prix de six. Le réfrigérateur était devenu son meilleur ami. Elle mangeait, se goinfrait, engraissait, naviguant en solitaire, avec l’aiguille de la balance en guise de boussole.
Elle avait retrouvé son corps d’origine. Épaules rondes, fesses souriantes, seins avenants. Un corps qu’on avait envie de talquer ou de croquer, au choix. Ses règles étaient revenues. Les hommes avaient commencé à lui tourner autour. Un mélange d’attention flatteuse et de menace hostile.
D’abord, elle n’avait pas compris. Gaëlle avait passé son adolescence dans les hôpitaux. La découverte du sexe, l’éveil des désirs, tout ça avait été annihilé par son combat obsessionnel contre le poids. Maintenant, elle prenait conscience de son corps de femme — et de son effet sur les hommes. Il y avait eu le patron du bar où elle bossait le week-end qui l’avait plaquée sur une table de la cuisine, lui relevant la jupe en grognant. Cet ami de son père, préfet ou député, qui l’avait suivie jusque dans les chiottes d’un salon d’honneur pour lui sortir sa bite sous le nez. Ou cet acteur marié, trois enfants, qui l’avait harcelée de SMS dont un seul aurait suffi pour le faire chanter.
Elle avait fini par comprendre qu’elle ne devait pas avoir peur. Au contraire : cette force, c’était la sienne. Elle allait les rendre dingues et contrôler leur folie. Elle avait commencé à s’habiller en conséquence, affinant ses gestes, son maquillage. Au début, elle avait commis beaucoup de maladresses, comme les superhéros quand ils découvrent leurs pouvoirs, puis, progressivement, elle avait appris à maîtriser son magnétisme, à l’utiliser. Aujourd’hui, lorsqu’elle pénétrait dans un restaurant, elle pouvait capter le frémissement qu’elle provoquait, l’attirance sexuelle qu’elle suscitait.
Elle était à la fois la proie et la prédatrice. Ce corps qu’elle avait tant haï était devenu son arme.
— On s’fait une p’tite clope ?
Un type rachitique se tenait devant elle, flottant dans un tee-shirt douteux. Il exhibait un paquet de Marlboro comme si c’était la proposition de l’année.
Gaëlle cadra aussitôt le mec : moitié homo, moitié maquereau.
— Je fume pas.
L’autre, sans lâcher son sourire, s’assit auprès d’elle. Il devait avoir vingt-cinq ans mais il y avait quelque chose, sous ses traits mal rasés, de déjà rance.