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Ils se garèrent sur le parking et se réfugièrent sous l’auvent de droite. Le Guen partit aussitôt prévenir le colonel Vincq. Erwan s’ébroua. Il avait déjà compris que l’humidité ne lui laisserait plus de répit.

— Au fond de la cour, expliqua Verny pour meubler le temps, ce sont les salles de débriefing et les locaux administratifs. En face de nous, les classes, les chambres et les thermes. Dans notre dos, les réfectoires, le gymnase et les salles de loisirs.

— C’est pas très grand.

— Kaerverec n’abrite qu’une trentaine d’élèves, à quoi s’ajoutent les instructeurs, les moniteurs, l’état-major dirigeant et un contingent de soldats pour surveiller le matériel. Moins de cent personnes en tout. Ce sont les terrains autour qui sont immenses : une bande d’un kilomètre de large sur trois de long nous sépare de la mer. Au prix du mètre carré sur le littoral, c’est un luxe incroyable.

— C’est sur ce territoire qu’on a lâché les EOPAN ?

Verny fit mine de ne pas avoir entendu :

— On pourra vous faire visiter les hangars et les champs de manœuvres si vous voulez. La base possède une dizaine d’appareils et…

Erwan n’écoutait plus. Les drapeaux étaient en berne, sans doute en hommage à Wissa. Il y en avait quatre : le français, l’européen, le breton et un dernier aux armoiries inconnues, un cygne, une épée, un bateau… À tous les coups les symboles de l’école.

Il sentit revenir son aversion naturelle pour l’uniforme. Il détestait l’esprit militaire et tous les signes extérieurs qui y étaient attachés. Les rares fois où lui-même avait dû porter l’uniforme — sortie de l’ENSOP, remises de médailles —, ça avait été un calvaire. En plus, son unique tenue lui rappelait chaque fois les kilos qu’il avait pris.

— Qu’est-ce qu’il fout ? s’impatienta soudain Verny. Je vais voir.

Le gendarme disparut. Kripo s’adossa à un pylône et se roula une cigarette, en posture cow-boy.

À ce moment, deux pilotes traversèrent la cour. Ils portaient sur leur combinaison une sorte de surpantalon qui paraissait gonflable.

— On dirait des bibendums, remarqua Erwan.

— C’est à cause de la gravité, fit Kripo en allumant sa cigarette.

— Quoi ?

— Ce sont des combinaisons anti-g. Dans un avion à réaction, la force de gravité peut atteindre en quelques secondes huit g, c’est-à-dire une pesanteur qui fait huit fois ton poids. Ton sang descend d’un coup de la tête aux pieds, ton cerveau n’est plus irrigué et tu tombes dans les pommes. C’est la raison de cet équipement : il y a du liquide à l’intérieur qui subit la même pression, serre les jambes et empêche le sang de descendre. Ils appellent ça un « babygros ».

— Comment tu sais ça, toi ?

— Culture personnelle.

La pluie harcelait toujours le bitume et les toits dans un bruit de mitraille, déchiré parfois par le claquement des drapeaux ou le cri des mouettes. Enfin, Le Guen et Verny réapparurent : ils escortaient un homme de taille moyenne, d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un treillis de camouflage. L’imprimé s’accordait parfaitement à sa chevelure argentée coupée court.

Poignée de main. Son visage inspirait une sympathie immédiate. Sous la grisaille bretonne, pointait le soleil du Sud : peau bronzée, presque dorée, yeux bleus évoquant la Côte d’Azur.

— Je suis désolé, sourit-il après s’être présenté, je ne peux pas vous recevoir dans mon bureau. Les travaux devaient être finis avant la rentrée mais ce n’est pas le cas.

— Aucun problème.

Erwan se demanda si ce n’était pas une manœuvre pour les déstabiliser ou leur faire sentir qu’ils étaient indésirables. L’officier se lança dans un discours cent pour cent langue de bois, déplorant ce « malheureux accident », cette « tragédie », mais revenant toujours sur l’urgence de boucler l’enquête au plus vite et de reprendre les cours. Il s’exprimait d’une manière hachée, sténographique, faisant l’impasse sur les articles et truffant ses phrases de formules de caserne, telles que « grades sur les épaules », « bleubite », « cursus officier » ou des mots énigmatiques comme « gazier », « boost » ou « over-shooter ».

Pas besoin de détails, Erwan avait compris le message : « Faites votre boulot et cassez-vous. » Vincq conservait son sourire. Un beau mec sûr de sa séduction. Il était encore aujourd’hui l’aviateur dont rêvent les jeunes filles.

— Combien de temps pour relever les faits et conclure cette information ? demanda-t-il enfin.

— Ça dépend des faits.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Qu’il est trop tôt pour vous répondre. On ne peut préjuger des découvertes à venir.

Le sourire disparut.

— Y a rien à découvrir. Le soldat a voulu échapper au bizutage et s’est réfugié…

— Ce n’est qu’une hypothèse. La seule chose concrète que nous avons est un corps découvert dans un bunker après l’explosion d’un missile. C’est un point de départ. Pas d’arrivée.

Le colonel lança un regard interloqué à Le Guen et Verny puis il cala ses mains dans son dos et se mit à faire les cent pas, tête baissée. La pluie crépitait comme une caisse claire dans un cirque, au moment du grand numéro.

— Faites au mieux, conclut-il en regardant sa montre, mais ça urge. Le SIRPA m’appelle toutes les heures pour savoir ce qu’ils peuvent dire ou non.

Le SIRPA : Service d’information et de relations publiques des armées. Il était étrange que Vincq cite en premier cet organe de communication.

— Sans compter le DRH de la marine nationale et les services de com du ministère de la Défense ! renchérit-il. De nos jours, tout le monde est obsédé par les médias ! (Il dressa soudain son index.) Surtout, n’oubliez pas, n’utilisez jamais dans votre rapport le mot « bizutage » ! Vous devez parler de « transmission de tradition », de « week-end d’intégration », de « progression pédagogique »… Mettez-y les formes ! Ces putains d’associations antibizutage vont nous tomber sur le poil dès qu’elles seront au courant.

— Je comprends.

— Vous comprenez rien du tout. Faites-moi un rapport pour demain matin, c’est tout ce qu’on vous demande. Un accident est un accident. On va pas passer l’automne là-dessus !

Il salua le groupe d’un hochement de tête et s’en alla.

— Colonel, juste un détail. Les cours n’ont pas repris aujourd’hui ?

— Non. Pourquoi ?

— On vient de voir passer deux pilotes en tenue.

— De simples vols d’entraînement. Notre planning est strict. Impossible d’annuler. (Il émit un ricanement sinistre.) À deux mille mètres d’altitude, je crois pas qu’ils vous gêneront dans votre enquête.

Le ronronnement des moteurs s’éleva au loin. Le colonel disparut. Le Guen et Verny se détendirent, cachant à peine leur satisfaction de voir Erwan remis à sa place.

— La chambre de Wissa, fit celui-ci afin de reprendre la main.

— Vous ne voulez pas vous débarrasser de vos bagages avant ?

— Pas la peine.

Les quatre hommes traversèrent la cour en direction des chambrées.

— Les poubelles ont déjà été collectées ?

— Quelles poubelles ? demanda Le Guen.

— Celles de vendredi, de samedi, de dimanche. Les poubelles du bizutage.

— Ils sont passés ce matin, qu’est-ce que ça peut foutre ?

Erwan ne répondit pas.

Le hall n’offrait aucune surprise : machine à café, tableau avec quelques annonces, étagères proposant de vieux magazines. Au premier, un couloir sans la moindre décoration. Le flic aimait cette forme d’ascétisme, même si les murs avaient l’air d’être en carton et que le lino décollé se soulevait à chaque pas. Derrière les portes, bruits de radio, de télé : les pilotes consignés. Erwan et Kripo échangèrent un coup d’œil. Ils étaient les oiseaux de mauvais augure. Verny s’arrêta face à la grande croix jaune de rubalise qui barrait le seuil d’une chambre :