Erwan l’imita. Il venait d’avoir une idée :
— Si un homme s’était planqué à la dernière minute dans le tobrouk, vous auriez eu les moyens de le repérer ?
— Évidemment. Dès que la cible est définie, les radars se focalisent sur elle.
— Quels radars ?
— Sismiques, thermiques : ceux qui nous back-upent avant l’impact, qui vérifient que rien ne bouge à l’intérieur, qu’il n’y a aucune source de chaleur sur le site.
En prononçant ces mots, son expression changea. Ferniot venait lui-même de réaliser un fait essentiel : si ces instruments n’avaient rien détecté, cela signifiait que Wissa était déjà mort.
Erwan ne releva pas. Première règle : dissimuler à son témoin l’importance de l’info qui lui a échappé. Deuxième règle : ne jamais avoir l’air surpris.
— Vous connaissiez Wissa Sawiris ?
— Non.
— Les autres élèves de Kaerverec ?
— Aucun. J’ai jamais foutu les pieds ici. Je suis en mission sur le CDG. Ma base est à Carcassonne.
— Vous irez à l’enterrement ?
— Comme tout le monde. On fera notre mea culpa.
— Ça n’a pas l’air de vous enchanter.
— Je suis triste pour le bleu mais ces cérémonies lui rendront pas la vie. Tout ça, c’est la faute des gars au sol : ce qui s’est passé n’est pas professionnel et je ne paierai pas pour ces cons.
C’était la première fois qu’il trahissait une émotion et cette émotion était la colère.
Erwan choisit un terrain neutre pour finir :
— Vous-même avez subi un bizutage ?
— Bien sûr.
— Où ?
— Un centre de pilotage à Salon-de-Provence.
— Comment ça s’est passé ?
Le pilote rit malgré lui. Comme un ordinateur, il pouvait passer d’un programme à l’autre : neutralité, colère, amusement…
— Des blagues. Rien de bien méchant.
Erwan raccompagna Ferniot jusqu’à la porte, marmonnant quelques formules administratives, paperasse à signer, supérieurs à informer.
Une fois seul, il ralluma son mobile. Michel Clemente, le légiste de la Cavale blanche, l’avait appelé pendant l’interrogatoire.
18
— Vous aviez raison, attaqua le médecin, la voix altérée. Wissa Sawiris était mort avant l’explosion. J’ai approfondi mon examen et plusieurs détails sont apparus. La rigidité cadavérique d’abord. En étudiant les angles de brisure des membres, j’ai acquis la certitude que la victime, au moment de l’explosion, était déjà bien raide. Un corps souple ne se brise pas de la même façon, même sous l’intensité d’un tel souffle. J’ai observé aussi les photos des fragments du corps sur l’île. Entre les brûlures, les traces de suie et les éclats de fer, j’ai repéré des taches rougeâtres qui avaient disparu quand la dépouille est arrivée chez nous : des lividités cadavériques. Vous connaissez le principe : quand le sujet est mort, le sang ne circule plus et forme des nappes sous la peau.
— Et alors ?
— Ces photos ont été prises samedi à midi. Les taches avaient visiblement atteint leur coloration maximale — un stade qui survient douze heures environ après la mort. Faites le calcul : le gamin est mort la veille aux environs de minuit.
Une première hypothèse traversa l’esprit d’Erwan. Durant la « chasse à l’homme », les Renards avaient secoué Wissa trop durement et le gamin en était mort. À ce stade, on pouvait encore parler d’homicide involontaire. Mauvaise chute sur une pierre, crise cardiaque, etc. Les agresseurs avaient paniqué. Ils avaient emprunté un Zodiac à l’embarcadère et mis le cap sur Sirling. Cacher la dépouille dans le tobrouk était une bonne idée : pas besoin de l’enterrer. La découverte du corps serait sérieusement différée. Sauf si un missile exhumait dès le lendemain le cadavre.
— Il y a encore autre chose…, poursuivit Clemente qui avait perdu sa superbe. J’ai noté deux types de blessures. Celles qui n’ont pas saigné, survenues après le décès, et d’autres qui ont saigné. Wissa a été torturé et mutilé… de son vivant.
Exit l’hypothèse de l’accident. Erwan passa directement à une version plus méchante : des Renards s’étaient déchaînés sur leur victime.
— Selon vous, de quoi est-il mort ?
— Difficile à dire mais il a subi des violences épouvantables. Des coupures, des entailles, des mutilations.
Finalement, son père avait vu juste : Erwan était bien l’homme de la situation. Quand les pires pulsions meurtrières s’exprimaient, il était celui qui venait balayer devant la porte. Dans un enchaînement réflexe, il songea aux parents du gamin. Qui allait leur annoncer la nouvelle ?
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur les méthodes du ou des tueurs ?
— Rien pour l’instant mais je vais étudier chaque plaie et essayer de remonter, disons, son histoire. Ceux qui lui ont fait ça sont de vrais bouchers. J’ai aussi lancé des examens toxico et l’anapath avec ce qui reste des organes. On sait jamais.
Clemente paraissait beaucoup plus motivé que lors du premier rendez-vous.
Erwan allait raccrocher quand l’autre ajouta :
— Y a un dernier détail bizarre. Je pense qu’on lui a rasé la tête.
— Vous êtes sûr ?
— Quasiment.
— C’est pas l’effet de l’explosion ou du feu ?
— Non : on voit les marques de la tondeuse. Ça faisait peut-être partie du rituel.
— Pourquoi « rituel » ?
— Je dis ça comme ça.
Erwan songea plutôt à une épreuve du bizutage, il devait se renseigner.
— Ok, conclut-il. Vous me faites signe dès que vous avez du nouveau.
— Et pour les autres, qu’est-ce que je fais ?
— Quels autres ?
— Les officiers de Kaerverec, les experts de l’armée qui m’appellent toutes les deux heures pour savoir où j’en suis.
— Ils vous ont demandé une autopsie détaillée ?
— Non, mais je dois leur transmettre mon rapport. C’est la procédure.
— Le temps que vous rédigiez tout ça, ça pourrait nous emmener jusqu’à demain matin, non ?
— Dernier carat.
— Alors on en reparle demain.
Erwan raccrocha, troublé et excité à la fois. Il ne savait pas encore comment utiliser son scoop ni faire usage des quelques heures d’avance dont il disposait. Il appela Kripo. La perquise de la chambre était terminée : aucun résultat.
Il le mit au jus pour Wissa. Son adjoint n’eut aucune réaction. Même les joueurs de luth, après vingt-cinq ans de maison, ont le cuir tanné.
— Qu’est-ce qu’on dit aux troufions ?
— Rien pour l’instant. On les interroge comme si de rien n’était.
— T’as déjà ton idée ?
— Soit la mort de Wissa est le résultat d’un lynchage, soit l’exécution n’a rien à voir avec le bizutage : on l’a torturé pour une autre raison et le contexte du week-end n’a fait que brouiller les pistes.
Tout en parlant, il se dirigea vers les murs décorés de photos de Rafale, ainsi que de portraits d’EOPAN ayant décroché leurs « ailes ». Des étagères supportaient des coupes et des cocardes.
— Si Archambault a assisté à l’autopsie, fit remarquer Kripo, il est au parfum, non ?
— Je l’avais oublié, celui-là. Tu l’appelles et tu lui dis de la fermer.
— C’est tout ?
Erwan observait les visages des pilotes diplômés. Le sourire des rêves à portée de ciel.