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— Non. Contacte Verny. Qu’il retourne les archives des gendarmeries et des SRPJ de Bretagne pour répertorier les morts violentes avec mutilations.

— Il va pas comprendre. Il en est toujours à la version bizutage.

— Reste évasif. Qu’il ratisse les taules et les asiles de cinglés de l’ouest de la France. On peut pas exclure qu’un psychopathe ait été libéré ou qu’il se soit enfui dans la lande.

— Le genre loup-garou ?

— Déconne pas. Clemente nous rédige un rapport comme on en a pas lu souvent. Maintenant, c’est toi et moi face aux EOPAN. Tu nous prépares un mix Rats-Renards. D’abord les arpettes puis les anciens. J’attends les miens dans la salle où j’ai interrogé le pilote.

— Qu’est-ce que ça a donné de ce côté-là ?

— Qu’est-ce qu’il y a de plus con qu’un soldat qui marche ? Un soldat qui vole.

19

— On s’est tous rassemblés sur le tarmac à 17 heures.

— Vous étiez habillés ?

— Non, en slip.

— Qui vous encadrait ?

— Les Renards. Je veux dire : les anciens.

— En uniforme ?

— Ils portaient des combinaisons peintes en noir.

— Vous les avez reconnus ?

— Non. Ils avaient des masques blancs.

— Décrivez-les-moi.

— Des masques sans expression, comme dans les films d’horreur.

— À ce moment, on vous appelait toujours par vos noms ?

— Jamais de la vie.

— Des numéros ? Des surnoms ?

— Des insultes.

— Quel genre ?

Le soldat n’hésita pas :

— « Sac à merde », « sac à foutre », « biroute », « mégafiotte »… Y en avait un qu’arrêtait pas de nous dire : « Vous avez été finis à la pisse ! Vous êtes des raclures… tous finis à la pisse ! »

— Et les Renards, ils avaient des surnoms ?

— Des grades, plutôt. Y avait un BE, « bourreau exclusif ». Un MM, « maître matamore ». Un KA, « kick in the ass »…

Un gloussement échappa au jeune soldat. Malgré la mort de son camarade, ces souvenirs lui paraissaient irrésistibles. Le Rat portait une tenue impeccable : chemisette blanche, épaulettes noires gravées d’une ancre d’argent, pantalon immaculé. Un badge pendait à sa poche de poitrine avec son nom et son grade. Il avait l’air de sortir du film Top Gun.

— Sur le tarmac, qu’est-ce qui s’est passé ?

— On nous a bandé les yeux et on a eu droit à la cradification : œufs pourris, fromage, purin, huile de moteur, excréments… Après, on a dû ramper sur le bitume.

— Les yeux bandés ?

— Toujours, oui.

— Combien de temps ?

— Impossible à dire.

— Ensuite ?

— On nous a poussés au pas de course jusqu’à un hangar.

Erwan déplia une carte des terrains d’aviation donnée par Verny. Des bâtiments longeaient chaque piste. Le nombre d’appareils qu’ils abritaient était spécifié, ainsi que le modèle et l’immatriculation.

— Lequel c’était ?

— Aucune idée. On avait toujours le bandeau.

— Quand vous l’a-t-on retiré ?

— À l’intérieur. C’était horrible. Ils avaient bouché les fenêtres avec des bâches noires. Tout était éclairé avec des torches. Sur les murs, y avait des graffitis. Des injures, des croix gammées. Et aussi des carcasses suspendues, des têtes de porc, de mouton plantées sur des pics. L’odeur était atroce.

Inutile de se demander s’ils avaient eu le temps de tout nettoyer, Erwan était sûr que oui.

— Quels étaient les ordres ?

— D’abord, on a rien compris. Ils gueulaient tous en même temps. On a dû faire encore des pompes mais cette fois, ils s’asseyaient sur nous. Quand on rampait, ils nous foutaient des coups de pied, nous balançaient des déchets sur la tête. Ils appelaient ça le « cercle de la sueur ».

Une référence aux cercles des Enfers de La Divine Comédie. Ces Renards lui paraissaient étonnamment cultivés. Il notait toujours.

— Combien de temps ça a duré ?

— Aucune idée. On avait plus de montre. Mais ça nous a semblé interminable.

— Personne ne s’est révolté ? Personne n’a refusé de faire un exercice ?

— On avait pas trop le choix.

À la ligne.

— À la fin, on est retournés dehors. On a dû avancer sur les genoux dans un bassin rempli de boyaux, avec les mains sur la nuque, comme des prisonniers. Puis on s’est foutus en rangs pour les feux de Bengale.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Des grenades à plâtre qu’ils ont fait sauter à nos pieds.

— Y a eu des blessés ?

— Non. On était simplement couverts de poussière, en plus de toute la merde et du reste.

— Après ?

— On est passés à l’acte 2 : le cercle de la chasse…

Erwan nota dans un coin de son écran : « Relire Dante. »

— Quelles en étaient les règles ?

— Une heure pour se planquer dans la lande. Après ça, ils partaient à notre recherche avec des pistolets de paintball…

— Quelle heure était-il ?

— Je sais pas, je vous dis. La nuit était tombée. On s’est tous mis à courir. (Il ricana.) En un sens, ça nous a réchauffés.

— T’es parti seul ?

— On nous a séparés avant le départ.

— Où tu t’es caché ?

— J’ai couru jusqu’à la grève et j’ai trouvé une crique. J’me suis glissé entre deux rochers, à l’abri du vent. Au bout d’un moment, ils m’ont chopé. Ils avaient des cornes de supporter, des cloches. Je me suis mis à courir mais c’était une plage de galets. Je me suis tordu la cheville, je suis tombé, ils m’ont tiré dessus. (Il écarta le col de sa chemise immaculée : il avait gardé des traces bleues et rouges sur le cou et la clavicule droite.) Cette saloperie de peinture ne part pas.

Le légiste n’avait rien mentionné de tel sur le corps de Wissa.

— Vous aviez des moyens de vous repérer dans la nuit ?

— Aucun.

— Comment t’as trouvé le littoral ?

— Le vent venait du large, on entendait la mer.

— Quand vous vous êtes disséminés dans la lande, Wissa était avec vous ?

— A priori oui, mais c’était difficile de se reconnaître. On était couverts de merde.

— Et les chasseurs ? Quand ils t’ont attrapé, ils portaient toujours leurs masques ?

— Non. Des amplificateurs de lumière.

— Où ils avaient pris ce matos ?

— À l’arsenal, sans doute.

Si la K76 avait fourni du matériel pour ces jeux stupides et qu’il était démontré que des soldats ainsi équipés avaient tué Wissa Sawiris, cela faisait de l’armée un complice indirect. Encore une bonne nouvelle pour le colonel Vincq.

— À part la peinture, on t’a frappé ?

— Non. Une fois que j’ai été marqué, le groupe m’a foutu dans un hangar et j’ai attendu là-bas que le jour se lève.

— Seul ?

— Non. Peu à peu, ils ont ramené chaque Rat : ils le balançaient dans l’entrepôt comme un sac à patates.

— Ensuite ?

— À l’aube, on nous a préparé un petit déjeuner.

— Je suppose qu’il ne s’agissait pas de café et de croissants.

L’élève eut un nouveau ricanement. Le ressac immuable de la connerie.

— Des croquettes pour chien et de la pâtée pour chat. Des piments aussi. Après ça, plus d’eau, plus rien. On avait la gorge en feu…

— À quelle heure la disparition de Wissa a-t-elle été officielle ?

— Y a eu un flottement. Les Renards revenaient, repartaient, revenaient. Ils parlaient à voix basse. Quelque chose n’allait pas. Il manquait quelqu’un.