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— Vous l’aviez pas remarqué avant ?

— Non. On était épuisés.

Erwan connaissait la suite. La recherche s’était étendue à toute la lande, on en avait référé aux dirigeants de l’école puis aux gendarmes. L’état-major du Charles-de-Gaulle s’était alors manifesté : leurs experts avaient découvert un homme sur l’île de Sirling. En pièces détachées.

Il retourna à son écran et récapitula. Si son hypothèse de lynchage était la bonne, le crime avait dû avoir lieu dans la lande, approximativement entre 22 heures et 2 heures. Ensuite, les anciens avaient pris la mer et largué le corps à Sirling. Même s’ils étaient rentrés pour l’appel du matin, les autres Renards auraient dû entre-temps constater leur disparition : étaient-ils complices ?

Un détail en particulier :

— Au cours des épreuves, a-t-on rasé la tête à certains d’entre vous ?

— Non.

Retour plan large :

— Sur ce bizutage, qu’est-ce que tu dirais ?

— Pas grand-chose : on l’a pas terminé.

— Tu aurais aimé aller jusqu’au bout ?

— Oui. Ce week-end, pour nous tous, c’est comme un baptême du feu.

— Et Wissa, tu y penses ?

— Bien sûr. (Le soldat baissa la voix.) Mais ça a rien à voir. Lui, il a pas eu de bol.

— Sur sa mort, qu’est-ce qu’on t’a dit ?

— Qu’il avait fui sur une île et qu’il s’était pris un missile.

— Ça te semble plausible ?

— Non. L’histoire du missile, ça paraît dingue. Mais surtout, Wissa, c’était pas un lâche. C’était même le plus couillu de nous tous.

— T’as une autre idée ?

— Non.

À la ligne.

— Après ça, comment tu vois ton année ici ?

— On doit faire face. On se souviendra toujours de Wissa mais notre promo doit dépasser ce coup dur.

— Tu trouves ça normal de subir ces conneries avant de commencer vos études ?

— Ce sont pas des conneries. Et ça nous a fait du bien.

— Surtout à Wissa.

— C’est pas ce que je veux dire…

— Qu’est-ce que tu veux dire alors ? demanda brutalement Erwan.

— L’inté, c’est important pour un soldat. Une étape essentielle. C’est…

— Tu sais quelles étaient les autres épreuves prévues ?

— Non.

— Tu peux disposer.

Il se mettait à parler comme un militaire. La bleusaille se leva et attrapa son blouson. Il s’éloigna en s’efforçant d’adopter une démarche martiale mais le cœur n’y était pas.

20

Les autres n’apportèrent rien de plus. Deux d’entre eux étaient des timides, le troisième un agressif, le quatrième un mutique. Tous étaient en état de choc, comme des somnambules qu’on aurait réveillés en pleine crise. Stoppés net dans leur initiation, ils ne savaient plus où ils étaient, ni qui ils étaient.

L’hypothèse d’un suspect parmi eux ne tenait pas (Erwan leur demandait tout de même s’ils avaient une expérience de marin). Quant aux bourreaux, avec leur masque et leurs injures, aucun selon eux ne sortait du lot. Hormis celui qui répétait : « Vous avez été finis à la pisse ! » À propos de Wissa, ils étaient unanimes : un gars courageux, qui prenait le bizutage comme la première épreuve d’une longue série. Un avant-goût de la guerre. En revanche, personne n’avait été capable de dire dans quelle direction il était parti lors du cercle de la chasse.

À 19 heures, Erwan renvoya le dernier élève et sortit sous la véranda. Il pleuvait toujours mais la Bretagne lui avait préparé une surprise : à travers la bruine, une lumière d’argent baignait la cour alors qu’une aura mordorée, aux contours irisés comme le fond d’une nacre, flambait au-dessus des toits.

— Pas mal, hein ?

Il se retourna : Kripo se roulait une cigarette avec deux doigts. Petit prodige de luthiste.

— Qu’est-ce que ça donne de ton côté ? demanda Erwan.

— Pas grand-chose. Tous ces mecs répètent le même discours, soit le sourire aux lèvres, soit les larmes aux yeux, mais personne a l’air d’en vouloir aux Renards ni à l’armée. Personne a l’air non plus de faire le lien entre ces conneries et la mort du gamin.

Erwan était d’accord : ces types avaient subi un lavage de cerveau.

— Les techniciens viennent d’arriver, prévint Kripo.

— Où sont-ils ?

— Le N’tech t’attend avec Verny. Les TIC bossent déjà dans la chambre de Wissa.

— On commence par l’informaticien, fit Erwan en quittant la galerie.

Ils rejoignirent une classe encore meublée avec les fameuses chaises Mullca à piètements en fer. Aux côtés du gendarme se tenait un petit gars à tête de crapaud. Il avait beau porter le pull réglementaire et des galons aux épaules, il puait la contre-culture à cent kilomètres. Chétif, voûté, mal rasé, ses yeux lui sortaient des orbites et étaient injectés de sang, comme s’il avait fumé un joint de trop.

— Je m’appelle Branellec. (Il répéta un ton plus haut, mains dans les poches :) Bra-nel-lec ! En breton, ça veut dire « qui marche avec des béquilles ».

Pas vraiment de bon augure.

— Vous en faites pas, ricana-t-il en surprenant l’expression d’Erwan. Votre bécane, j’en ferai qu’une bouchée.

— Combien de temps pour la retourner entièrement ?

— Ça dépend de ce qu’il y a dedans. Dans vingt-quatre heures, on y verra plus clair.

— Je t’en donne douze, à compter de maintenant.

Branellec éclata de rire :

— Je dois bosser ici ?

— Personne ne sort de la base.

— Je peux faire venir du matériel ?

— Vois ça avec Verny. Aucun contact avec les autres soldats. J’attends un premier rapport dans la nuit.

Le gars fit un salut militaire, sur le mode ironique, puis s’installa dans un coin de la salle, l’ordinateur de Wissa sous le bras.

— Allons voir les TIC, ordonna Erwan à Verny.

Premier étage. Sous le lino râpé, les solives grinçaient. La pluie fouettait les vitres. On avait l’impression de voguer en pleine mer.

Dans la chambre de Wissa, des gars en pyjama de papier, gantés, encapuchonnés, masqués étaient au turbin. Spectacle familier. Plus question d’entrer, même si la pièce était polluée depuis longtemps.

L’un d’eux se releva et s’approcha du seuil.

— Thierry Neveux, déclara-t-il en baissant son masque antipoussière. Je suis l’analyste criminel et le coordinateur de l’équipe.

— Où on en est ? demanda Erwan après s’être présenté.

— Nulle part. Le site est plus froid qu’une cale frigorifique. Trop de temps a passé. Trop de monde. À mon avis, la piaule était une annexe du mess. On a retrouvé des particules de cannabis un peu partout. Les joints devaient tourner ici chaque soir.

— Bravo les pilotes ! fit Erwan à l’attention de Verny.

L’Haltérophile prit une mine chiffonnée :

— Je… On va interroger son copiaulé.

Neveux reprit — ton neutre, visage impassible :

— Même chose pour les fragments organiques. Va falloir relever l’ADN de tous les élèves de la base, sans compter les officiers, les soldats, les gars de la maintenance et j’en passe. Z’êtes sûr de votre coup ?

— Je veux la totale. Vous avez un labo privé ?

— J’ai des mecs à Quimper qui bossent vite et bien.

— Alors, on fonce.

— Qui va payer ?

La question avait échappé à Verny. Les notes de frais paraissaient être son obsession. Erwan avait bien fait d’emmener Kripo, le meilleur trésorier du 36.