Выбрать главу

— Parce qu’y a pas eu de no limit cette année.

— Tu pourrais me dire ce qui était prévu.

— Y a aucune règle établie, expliqua-t-il, la voix tendue. On propose, le Rat dispose. C’est lui qui place la barre où il veut.

— La barre de la souffrance ?

Silence.

— Où le no limit devait-il se dérouler ?

— Sur le Narval.

— C’est quoi ?

— L’épave d’un croiseur, au bord de la lande.

— Vous aviez aménagé un décor ?

— Pas besoin. Le lieu est… parfait.

Erwan imagina une coque rouillée où pendaient des chaînes et des crochets. Il voyait des fouets, des étaux, des planches cloutées… Il s’ébroua de cette vision de film d’épouvante pour revenir à la réalité.

— Quand les EOPAN devaient-ils se décider pour le no limit ?

— Après le cercle de la mer.

— En général, les élèves le passent ?

Un sourire joua sur les lèvres de Gorce :

— La plupart, ouais.

— Tu l’as passé, toi ?

— Bien sûr.

— La barre était haute ?

— Très haute.

— Tu penses que Wissa aurait été candidat ?

— Aucune idée.

— Quand un bleu accepte le no limit, porte-t-il un signe particulier ?

— Non.

— On ne lui rase pas la tête ?

— Non. Pourquoi ?

Marche arrière :

— D’après ce que j’ai compris, le bizutage de la K76 est un des plus durs de France.

— Affirmatif.

— Comment t’expliques ça ?

Gorce prit une inspiration. Ses mots, comme ses pensées, partaient de la poitrine — à l’endroit exact où on lui collerait un jour des médailles.

— On est une école militaire. On est destinés à piloter des avions de chasse, à balancer des armes de destruction massive. Notre métier, c’est tuer, détruire, vaincre. Ça implique aussi d’être faits prisonniers, torturés, vaincus. Le jour où on sera pris en otage par les chiites ou capturés par les talibans, il sera un peu tard pour pleurer maman. Si les EOPAN peuvent pas encaisser aujourd’hui quelques épreuves, autant qu’ils rentrent chez eux.

La machine était lancée.

— Le bizutage ici n’a rien à voir avec les intés des écoles civiles. Ces deux jours ont valeur de test. Et d’initiation. En arrivant, la plupart des pilotes ont la grosse tête. Ils n’ont connu que les maths, les diplômes, l’aviation civile. On les fait atterrir. Ils doivent mourir pour renaître : alors seulement ils sont prêts à devenir de vrais chasseurs !

Gorce était un poète. Dans sa bouche, la profession de foi tordue de l’école prenait une dimension mystique, presque chamanique.

— Quel est votre inspirateur ? demanda le flic sur un coup d’instinct.

L’EOPAN hocha lentement la tête, l’air de dire : « On va enfin parler de choses sérieuses. »

— Ici, on n’a qu’un seul maître : l’amiral di Greco.

C’était la deuxième fois qu’Erwan entendait parler de l’officier. La vérité était à l’inverse de ce qu’on lui avait soufflé. Le colonel Vincq était l’homme du tout-venant, des problèmes logistiques. Le vrai chef était l’amiral invisible, le démiurge qui voguait sur le Charles-de-Gaulle, à des kilomètres au large.

— Di Greco couvre donc vos saloperies ?

— Attention à ce que vous dites.

— Il est d’accord pour qu’on torture et qu’on humilie les nouveaux venus ?

— Vous avez rien compris.

— C’est toi qui n’as rien compris. Tu te branles avec tes idées de petit soldat mais cette fois, y a eu mort d’homme.

— Je l’oublie pas mais la mort de Wissa a aucun lien avec notre week-end.

— Qu’est-ce que t’en sais ?

— Wissa a fui. Le feu l’a rattrapé. C’est la loi de la guerre. Il était pas digne d’être pilote.

Cette version officielle lui semblait totalement dépassée et Gorce était sans doute trop malin pour y croire lui-même. Surtout s’il était mêlé à l’exécution du gamin.

— D’après les témoignages, c’était pas le profil de Wissa.

— Quels témoignages ? Avant d’aller au front, personne ne peut évaluer le courage d’un collègue.

Pour une fois, Erwan était d’accord. Il fut tenté de lui balancer son scoop — ne serait-ce que pour voir sa tête. Il préféra revenir aux circonstances de la disparition de Wissa :

— Parle-moi du cercle de la chasse. Il y avait cinq groupes de chasseurs. Lequel tu dirigeais ?

— Le numéro 2.

— Rien à signaler durant la nuit ?

— Rien. Les Rats se planquent toujours aux mêmes endroits.

— Aucun groupe n’a disparu plusieurs heures d’affilée ?

— Qu’est-ce que c’est que ces questions ?

— Réponds.

— Aucun. Chaque équipe a ramené un ou deux Rats dans la nuit, à intervalles réguliers.

Sans transition, le flic attaqua au flanc :

— T’as une expérience de marin ?

Gorce se leva d’un bond. Erwan recula sur sa chaise.

— Vous me soupçonnez d’avoir embarqué Wissa ?

— Assieds-toi et réponds à ma question, fit-il en récupérant son sang-froid.

— J’ai tous les permis bateau. Je suis né en Vendée et je navigue depuis l’âge de six ans. J’ai été skipper à bord de voiliers célèbres et j’ai remporté plusieurs régates. Ça vous va comme ça ?

Le flic nota quelques mots sur son ordinateur. Il laissa s’étirer le silence.

— C’est quoi votre idée ? craqua l’autre.

— Cette nuit-là, toi et tes gars, vous auriez pu choper Wissa pour un petit no limit anticipé.

— Conneries.

— Vous auriez pu vous laisser aller à le torturer jusqu’à ce qu’il en crève.

— Conneries ! Wissa est mort dans le tobrouk.

— Vous auriez pu embarquer le cadavre et le déposer sur l’île, tout en étant couverts par les autres.

Gorce se leva à nouveau et hurla :

— CONNERIES !

Erwan s’était encore reculé par réflexe. Le Renard suintait une violence exacerbée et malsaine. Le commandant s’efforça de conserver une voix ferme et opta pour un direct pleine face :

— On sait maintenant que Wissa était mort quand le missile lui est tombé dessus. On sait qu’il a été torturé et mutilé. On lui a rasé le crâne, sans doute pour l’humilier davantage. Son calvaire a duré une partie de la nuit. Il est sans doute mort de souffrance.

Le lieutenant ne bougeait plus, toujours penché au-dessus d’Erwan. La sueur perlait sur son front. Ses mâchoires oscillaient sous sa peau. Le flic sentait son souffle brûlant, et légèrement mentholé. Si ce type simulait la surprise, c’était convaincant.

— Rien à me dire là-dessus ? relança-t-il au risque de s’en prendre une.

— Va te faire foutre.

Gorce sortit en claquant la porte à toute volée. Erwan fixa la paroi qui vibrait sur ses gonds. Il prit conscience qu’un bruit familier résonnait dans la pièce : le grincement de ses dents. Un de ses tics nerveux — il était même obligé de porter un appareil dentaire la nuit.

Remarquant un évier dans un coin, il se leva et se passa la tête sous l’eau froide. Quand il coupa le robinet, il perçut l’ondée qui avait repris. Le picotement des vitres matérialisait la nuit qui s’avançait.

Il attrapa son portable et composa le numéro de Verny :

— Vous pouvez m’organiser une visite sur le Charles-de-Gaulle  ?

— Vous voulez rencontrer les responsables du tir ?

— Je me fous du tir. Je veux interroger l’amiral di Greco.