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Mais par-dessus tout, il détestait les journalistes. Ceux-là étaient pires que les autres parce qu’ils ne s’impliquaient pas. Ils pointaient les erreurs des politiques mais ne prenaient jamais de décision. Ils montraient du doigt les corrompus mais auraient vendu leur mère pour une note de frais. Ils dénonçaient ceux qui trahissaient leur parti mais eux-mêmes changeaient d’avis chaque matin, à la une de leur torchon. Les baveux ne devaient pas approcher Morvan et ils le savaient. On avait parfois essayé d’enquêter sur lui ou de le traîner dans la boue. Les plus puissants — les conseillers en communication — avaient même tenté d’avoir sa tête. Des enfants de chœur. En matière de lobbying, de jeu d’influences et de lynchage, il était le maître.

Surtout, on le craignait, physiquement. Il n’avait pas le bras long, il avait le poing dur. Une chose est d’écoper d’un contrôle fiscal, une autre de perdre un œil ou une jambe.

Aujourd’hui, plus besoin de l’attaquer ni de le menacer. L’époque elle-même l’avait largué comme une vieille Ronéo inutile. Avec sa colère et sa brutalité, il était devenu obsolète. Il était le fils d’une époque plus âpre, plus couillue, où de Gaulle échappait à des tentatives d’assassinat et où Pompidou conservait dans sa poche la liste de ceux qui avaient voulu faire croire que sa femme participait à des partouzes. Le temps des dents serrées, des méthodes expéditives, des affrontements violents. Désormais, les présidents mangeaient du fromage blanc et réunissaient leur cabinet pour choisir un simple mot.

— Monsieur Morvan ?

Un huissier se tenait devant lui, en frac et faux col.

— M. le secrétaire d’État va vous recevoir.

Il se leva avec difficulté de son fauteuil de brocart. La kermesse reprenait.

23

Éric Deplezains était à la fois mince et gras.

C’était assez curieux à regarder.

Grand, svelte, il paraissait en même temps enrobé d’une fine couche de gelée comme les viandes froides chez le charcutier. Un visage régulier, toujours bronzé, un front haut et les cheveux fortement gominés vers l’arrière — encore du gras. La parfaite tête à claques.

— Grégoire ! fit-il en ouvrant les bras. Mon frère, mon mentor !

Le vieux flic accepta l’éloge avec un hochement de tête mais évita l’accolade.

— Assieds-toi. Tu es ici chez toi.

— Parle pas de malheur. Qu’est-ce que tu veux ?

Deplezains ne répondit pas tout de suite. Il restait debout, son sourire accroché aux lèvres comme une défroque sur un portemanteau. Morvan s’installa et l’observa du coin de l’œil. Il se félicita de ne jamais porter de costard croisé : dans son complet Hugo Boss, son hôte avait l’air d’un origami géant.

Le secrétaire d’État s’assit enfin. Il planta ses coudes sur le bureau et joignit ses mains en toit d’église — il avait dû étudier ce geste devant sa glace pour se donner plus d’autorité.

— Je voulais te parler de Coltano.

— Quoi, Coltano ?

— Mes agents me disent que son directeur sur place a été assassiné.

Morvan émit un sifflement ironique :

— T’as des agents maintenant ?

— Déconne pas. Il a été tué ou non ?

— Des histoires de Nègres. J’ai pas d’informations là-dessus.

— Tu étais à son enterrement.

— Seulement parce que Coltano, c’est chez moi.

— On m’a parlé de cannibalisme.

— Des histoires de Nègres, je te dis. Nseko avait beaucoup d’ennemis : impossible à démerder, et parfaitement inutile.

— Aucun lien avec les mines ?

— Je tiens les mines. Nseko sera remplacé, c’est tout.

— Par qui ?

— A priori, le général Mumbanza.

Deplezains ouvrit un coffre de bois précieux et y puisa un cigare. Des manières de parvenu qui dataient de son règne à la MNEF.

— Tu le connais ?

— Très bien.

— Il est fiable ? demanda le secrétaire d’État tout en attrapant un coupe-cigare à double lame.

— Comme les autres : tant qu’on paye…

L’énarque trancha l’extrémité du barreau de chaise d’un coup sec.

— La situation va donc rester stable ?

— Personne ne peut parier sur l’avenir au Congo.

— Le président veut pas d’emmerdes de ce côté-là : on a déjà assez de casseroles comme ça.

— Tu m’étonnes, sourit Morvan.

Deplezains tira une longue allumette, la gratta puis alluma son cigare en crachant d’énormes nuages de fumée.

— Comme tu le sais, reprit-il après plusieurs secondes, l’État français a investi dans Coltano…

— Deplezains, tu parles de ma boîte : c’est moi qui l’ai introduite en Bourse. C’est moi qui vous ai vendu des parts !

— On ne veut pas être impliqués dans la moindre magouille : la Françafrique, c’est fini.

— Alors, reprenez vos billes et cassez-vous.

Coltano exploitait des mines de coltan, un minerai rare utilisé dans la fabrication des téléphones portables et d’autres engins électroniques. La présence de la France dans ce business n’était ni un choix politique ni une option économique. C’était une pure obligation physique et géographique.

— Tu m’assures que ton Mumbanza va pas déconner et faire alliance avec les Tutsis ? insista Deplezains en soufflant comme une machine à fumée. En aucun cas on ne veut être soupçonnés de financer la guerre du Kivu.

Il avait beau avoir été catapulté aux Affaires étrangères, le gominé n’y connaissait rien. L’est de la République démocratique du Congo était un sac de nœuds : une guerre sans fin y était engagée entre armée régulière, Tutsis, Hutus, milices rebelles… La plupart des factions se finançaient en exploitant le sous-sol de la région mais justement, les mines de Coltano, entre Kolwezi et le lac Upemba, ne se situaient pas sur ce territoire.

— Regarde une carte. Le Kivu est à plus de mille bornes du Katanga. Je te dis que la situation est sous contrôle.

— Très bien, très bien…, marmonna l’autre en pompant toujours.

Morvan observait ses mimiques. Il ne pouvait pas blairer Deplezains en particulier et les lambertistes en général, un courant trotskiste qui évitait le combat frontal en infiltrant les autres partis et en essayant d’influencer leur doctrine. On appelait ça l’« entrisme ». Morvan connaissait d’autres noms pour ça, qui avaient tous à voir avec la sodomie.

— Et si tu me disais la vraie raison de ma présence ici ?

— Je te le répète : notre gouvernement a une éthique, pas question de couvrir tes magouilles.

— Quelles magouilles ?

— Si on apprend que tu combines avec les fronts armés ou des crapules corrompues, on pourra pas te couvrir.

— C’est moi qui vous couvre, ducon.

Deplezains braqua son cigare dans sa direction :

— Ton problème, Grégoire, c’est de te croire au-dessus des lois.

Morvan se leva brusquement et contourna le bureau. Le secrétaire d’État recula sur son fauteuil à roulettes.

— J’vais te rafraîchir la mémoire, mon salaud. Qui vous a évité la taule quand vous étiez tout juste bons à casser des gueules rue d’Assas ? Qui vous a donné la MNEF, avec les clés du coffre, et vous a permis de vous engraisser comme des oies ? Qui vous a torché le cul en 1995, à toi, Cambadélis, DSK et les autres, quand le pot aux roses a été découvert ?