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L’énarque se tassait dans son siège en tremblant. Son cigare lui échappa, roula sur son costard et atterrit sur le parquet près des rideaux.

— Merde… Ça va foutre le feu…

Morvan écrasa le Montecristo d’un coup de talon et empoigna les accoudoirs du fauteuil :

— Si t’es assis ici aujourd’hui, c’est à moi que tu le dois, enculé de trotskiste !

— Calme-toi, putain, fit l’autre en rajustant sa cravate. Je… je voulais te prévenir, c’est tout.

Grégoire se mit à marcher dans la pièce d’un pas lourd. Il soufflait comme un bœuf dans sa chemise Charvet, il avait perdu assez de temps comme ça :

— Me prévenir de quoi au juste ? C’est ni pour t’assurer qu’un Négro va remplacer un autre Négro ni pour me servir ta petite leçon de morale que tu m’as convoqué. Accouche !

Deplezains se leva pour entrouvrir la fenêtre. L’odeur du cigare avait l’air tout à coup de l’indisposer.

— Comme tu le sais, en tant que fonds souverain, nous avons accès à des données boursières confidentielles… On peut connaître les mouvements des actions avec plus de précision que…

— Au fait.

— On a constaté des mouvements bizarres chez Coltano.

Morvan fut désarçonné : s’il y avait eu le moindre frémissement sur le marché, Loïc l’aurait prévenu.

— C’est normal que la mort de Nseko provoque des soubresauts, hasarda-t-il.

— Les mouvements dont je parle ne sont pas de simples oscillations. Ils ont l’air concertés.

— C’est-à-dire ?

— On a pas encore les noms ni les quantités mais il semblerait que de véritables paquets aient été achetés.

— Tu veux dire… comme pour une OPA ?

— C’est ce qu’on craint, oui.

Il attrapa le siège et s’assit d’un coup.

— C’est absurde, souffla-t-il.

Il perdait la main. Il perdait ce qui avait toujours fait sa force : la vigilance.

— Pas tant que ça. Le cours est en hausse. Des positions changent. Tu sais comme moi que votre talon d’Achille est votre actionnariat disséminé. Un autre groupe pourrait vouloir prendre le leadership sur le coltan. Ou un autre pays. La menace pourrait même venir de l’intérieur : tes « Négros », comme tu dis, pourraient essayer de nous la faire à l’envers.

Morvan déglutit. Deplezains avait peut-être raison. Quelque chose se préparait, sur un terrain qu’il n’avait jamais envisagé : la Bourse.

— Voilà ce que je voulais te dire, fit l’autre en raffermissant sa voix. Si Coltano change de mains, on laissera tomber. Pas question de s’associer avec des Chinois ou des assassins cannibales.

— Où vous trouverez le coltan ?

— En Australie, au Venezuela.

— Ça sera plus cher.

— Ça sera plus sain. Quand on veut chier bio, faut y mettre le prix.

Morvan se leva pesamment :

— Je vais me renseigner.

— C’est ça. Donne-moi des nouvelles.

Morvan partit à reculons. Une fois dehors, sa sueur se glaça d’un coup. Le bœuf en gelée, c’était maintenant lui.

Son chauffeur l’attendait au coin de l’avenue du Maréchal-Gallieni. Il lui fit signe qu’il voulait marcher un peu, traversa le quai et se posta face à la Seine.

Dans tous les coups durs, Paris avait été là. La seule présence sur laquelle il pouvait vraiment compter. Il s’accouda au parapet. Sa position au sein de Coltano avait toujours été minoritaire : il ne possédait que 16 % des actions. À tout moment, les généraux qui représentaient l’État congolais dans cette structure pouvaient s’allier avec d’autres et l’expulser, lui qui incarnait une autre époque, celle de Mobutu et sa dictature.

Au pire, il revendrait tout et se mettrait au vert. Ce n’était pas ça qui l’inquiétait. Il se demandait si finalement Nseko n’avait pas parlé avant de mourir. L’information sur les nouveaux gisements pouvait expliquer ces achats d’actions. Si ce n’était pas le cas, cette hausse de l’action risquait alors de mettre le feu aux poudres. On allait se demander pourquoi Coltano devenait si intéressant. Morvan pourrait dire adieu à son projet caché.

Il attrapa son portable et composa le numéro de Loïc. Il devait passer ses nerfs sur quelqu’un.

24

À bord de l’hélicoptère Dauphin SA 365N (que tout le monde appelait, allez savoir pourquoi, Pedro), assis à côté de Le Guen, Erwan avait la tête farcie de clichés, de mythes et de visions dantesques. Il imaginait le Charles-de-Gaulle émergeant dans la nuit, ville flottante bardée de lumières — quelque chose comme une cité futuriste d’un émirat arabe scintillant de tous ses feux dans l’obscurité.

En attendant, il dressait un bilan de l’enquête. C’était vite vu. L’embarcadère n’avait rien donné. Pas de témoin, aucun bateau disparu. Les gendarmes, qui connaissaient leur boulot, avaient vérifié les jauges à essence des Zodiac de l’école et les avaient comparées avec le registre des consommations : tout concordait. Aucun ETRACO n’avait pris la mer dans la nuit du vendredi au samedi.

Les affaires personnelles et fringues de Wissa étaient restées muettes. Ses amis et ses profs du Mans n’avaient rien à dire non plus. Le copte était croyant, sobre, célibataire. Aucun vice, aucun angle caché. Il avait placé toutes ses forces dans le concours de l’aéronavale — et l’avait réussi. Point barre. Seul fait à noter : aucune expérience de marin. Il n’aurait jamais su naviguer de nuit jusqu’à Sirling. De l’avis des spécialistes, il fallait être capable de suivre les chenaux, lire une carte maritime, connaître les récifs de la zone.

On revenait toujours à la même hypothèse : lynchage sauvage, panique des bourreaux, embarquement du cadavre… Mais sur quel bateau ?

Les empreintes de la chambre avaient été identifiées — uniquement des première année. Le copiaulé avait avoué : il était bien le roi de la fumette à Kaerverec. Côté fragments organiques, les résultats n’étaient pas encore tombés mais Erwan n’en espérait plus rien.

Les fadettes étaient en cours d’analyse — appels de tous les soldats de l’école, du vendredi matin au dimanche soir, mais aussi relevés des antennes relais de la zone. Matériau réduit : les Bretons n’avaient pas l’air portés sur le téléphone — et à Kaerverec, on avait carrément supprimé les mobiles pendant le bizutage.

Une fiche sur chaque élève avait également été dressée — tous les pilotes avaient le même profil et la sélection drastique de la K76 faisait foi. Discrètement, Erwan avait demandé à Kripo de s’attarder sur le passé de Bruno Gorce : rien à signaler non plus.

Erwan aurait voulu reconstituer les allées et venues de chaque étudiant durant les derniers jours mais, sans caméra de sécurité, ses seuls témoins étaient les suspects eux-mêmes. La base aéronavale ressemblait de plus en plus à un trou noir absorbant toute lumière, toute information.

— On arrive ! hurla Le Guen en pointant son index vers la vitre.

Erwan tendit le regard. Il n’aperçut qu’une nuit d’écailles luminescentes. Au ras de l’eau, des milliers de dents d’argent riaient à perte de vue. Il se pencha encore : une énorme tache noire se dessinait sur la mer. Empêtré dans son gilet de sauvetage, il identifia enfin l’incroyable masse qui se déployait : le Charles-de- Gaulle.

Pas une lumière, pas un signal. Un tanker aveugle. Un vaisseau fantôme de la taille d’un pétrolier. Les contours du monstre se détachaient seulement parce qu’ils étaient plus sombres que la mer et le ciel.

Le bâtiment rompait avec toute échelle humaine. Une tour de soixante étages couchée sur l’eau, flottant comme par miracle. Seule une construction verticale se dressait sur la gauche, bardée d’antennes et de radars. Erwan se souvint qu’on appelait cette partie le « château ». Le nom était bien trouvé. On hésitait entre les délires de Louis II de Bavière et le repaire de la reine de Blanche-Neige. Une citadelle hérissée de tourelles, percée de meurtrières. Sans le moindre signe de vie.