— Impressionnant, hein ?
Archambault, assis aux côtés du pilote, s’était tourné vers Erwan. Celui-ci sourit pour ne pas le décevoir mais la nuit, le raffut des pales, l’immensité du vaisseau lui donnaient plutôt l’impression d’avancer dans un cauchemar.
— Des fusiliers commandos vont venir nous chercher ! ajouta l’Asperge avant de se retourner.
Erwan hocha la tête. Le casque sifflait dans ses oreilles. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres du pont du vaisseau. Le tarmac était inondé par un halo rouge. Ils appontaient dans une gigantesque mare de sang.
— Après le couvre-feu, expliqua Le Guen, toutes les lumières passent au rouge. Même en mode non hostile, le porte-avions ne doit pas avoir une seule lumière blanche visible.
Des hommes en ciré jaune, gilet orange et casque bleu accoururent. Un manœuvrier ouvrit la porte du Dauphin. Erwan déboucla sa ceinture de sécurité et sauta à terre.
Malgré les gouttes qui lui cinglaient les yeux, il scruta le pont qui se perdait dans les ténèbres. Pas un avion. Malgré lui, il en éprouva une déception. Il aurait aimé voir les Rafale propulsés par la catapulte, les Rafale freinés par le câble d’arrêt, les chiens jaunes courant autour des appareils, comme des coachs auprès des boxeurs entre deux rounds.
Un capitaine d’armes s’approcha. Saluts, présentations, mises en garde. Les visages disparaissaient sous les capuches. Erwan ne comprenait rien à ce qui se racontait. Un mot sur deux était volé par le vent ou couvert par un cliquetis.
Ils ôtèrent leur gilet de sauvetage et se mirent en route vers le château. Des portes de métal s’ouvrirent, résonnant comme des chaussures cloutées. Erwan s’attendait à pénétrer dans un immense hangar rempli d’avions de chasse et d’hélicoptères. Il découvrit un dédale de corridors étroits, de coursives, d’escaliers. Tout était rouge. Non seulement les lumières mais aussi la signalisation, le matériel de secours.
Ils prirent un premier ascenseur, puis un deuxième.
— Le bâtiment a plus de dix étages, précisa le capitaine.
On conservait le silence, le cortège avait quelque chose de funèbre, de solennel. La porte s’ouvrit, dans un nouveau claquement métallique. Le décor, comme irradié de pourpre, évoquait une construction incandescente, tout juste sortie d’une fournaise.
Encore des couloirs, des canalisations, des portes à volants. Ils croisèrent des hommes en combinaison qui parlaient dans des micros VHF, de « patrouille » et de « papa Charly ».
L’officier s’arrêta devant une porte sans signe distinctif :
— L’amiral di Greco vous accorde trente minutes.
25
Jean-Patrick di Greco mesurait près de deux mètres. Dans sa cabine exiguë, il ressemblait à un aigle coincé dans une cage à serin. Il n’était pas seulement grand mais absolument vertical. Épaules étroites, bras interminables, jambes en échasses. Âgé d’une soixantaine d’années, voûté, il dégageait une impression d’usure, d’épuisement, qui faisait peine à voir, malgré ses cheveux épais et noirs comme ceux d’un Indien d’Amérique.
Durant quelques secondes, l’amiral observa son visiteur sans un mot — ce qui permit à Erwan d’approfondir son examen. Le visage de l’officier n’était qu’une ossature. Peu de muscles, encore moins de chair. Des pommettes saillantes, un nez busqué, des orbites cernées d’ombre. Le tout roulé dans une peau jaunâtre, façon parchemin antique.
Les présentations furent rapides. Erwan accrocha son ciré au portemanteau, cognant au passage des armoires en fer. L’espace n’était éclairé que par une petite lampe arasante posée sur le bureau. Discrétion oblige : la cabine était dotée d’un hublot extérieur et il n’était pas question de déroger à la règle de l’obscurité.
— Vous êtes venu me parler de ce regrettable incident.
Di Greco avait le sens de l’euphémisme.
— Asseyez-vous, ajouta-t-il en agitant sa longue main. Je vous en prie.
Erwan se trouva une place dans le coin réception : quelques mètres carrés occupés par un canapé qui tenait de la chaise pliante et une table basse pas plus large qu’un skateboard. Le tout cerné par des piles de dossiers, de classeurs, de cartons. On se serait cru dans un débarras.
Di Greco parut deviner sa surprise :
— Sur le vaisseau, l’espace est compté.
— Je n’ose pas imaginer la cabine des simples soldats.
— Ni plus petite ni plus grande, mais ils la partagent. Et surtout, ils n’ont pas ce privilège ! (Il pointait son index osseux vers le hublot.) L’équivalent ici d’un balcon ou d’une terrasse… Je suis désolé. Je n’ai rien à vous offrir à boire.
— Tout va bien. Je ne suis pas venu faire salon.
Di Greco retourna s’asseoir derrière son bureau, éprouvant quelque difficulté à y caser ses jambes. Erwan se demanda s’il avait été pilote : il ne voyait pas comment ce double mètre aurait pu rentrer dans le cockpit d’un Rafale.
L’amiral attaqua un discours stéréotypé, à l’image de celui de Vincq, en plus solennel. Sa voix était grave, son élocution lente et ses mots n’appartenaient pas au jargon militaire. Mais pour le fond, rien de neuf : toujours le même message insignifiant et creux.
D’un geste, Erwan l’arrêta — il en avait sa claque de la langue de bois — et dressa le bilan de l’affaire. Le meurtre sadique d’un EOPAN sur le site même d’une institution militaire. Le bizutage cruel et débile. L’absence totale de communication entre une école de l’aéronavale et un porte-avions distants seulement de quelques kilomètres. L’indifférence générale face à la mort tragique d’un jeune homme qui avait décidé de vouer sa vie à l’armée.
Di Greco n’eut pas l’air surpris par la nouvelle de l’assassinat — Erwan était sûr qu’il était déjà au courant. Il ne semblait pas non plus préoccupé par les multiples manquements dans l’organisation de l’école.
— Pour l’instant, quels sont vos indices ?
— Je n’ai pas à en parler avec vous.
L’amiral hocha la tête. La lampe du bureau l’éclairait par en dessous, comme dans un film d’épouvante.
— Vous pensez sans doute à un lynchage. Une épreuve qui aurait mal tourné.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— On aurait donné carte blanche à des éléments incontrôlables ?
Erwan décida de passer à la vitesse supérieure :
— L’institution n’a pas seulement couvert ces criminels, elle les a inspirés.
— Je ne comprends pas.
— Je pressens à Kaerverec une culture de la violence et de la cruauté qui a aggravé le fond de sadisme des étudiants.
— Vous avez des preuves ?
— Non. Juste un feeling.
— Selon vous, qui a instillé ce poison ?
— Vous.
— Je ne suis que le chef d’état-major de Kaerverec. C’est le colonel Vincq qui dirige la base.
— Vincq gère les plannings de vol. Vous, vous incarnez l’esprit de l’école.
— Je suis donc le diable ? sourit di Greco.
Erwan eut envie de lui répondre qu’il en avait déjà la gueule. Il préféra se taire. Il était fasciné par ces yeux tombants, soulignés de cernes charbonneux. Je connais cette tête, se dit-il. Où l’avait-il croisé ? À moins qu’il ne s’agisse d’une simple ressemblance avec les zombies des films d’horreur ?